Préface · Laura Baeza

Ce fut un immense plaisir pour moi d’accueillir la quatrième édition des rencontres euromaghrébines d’écrivains, qui portaient cette année sur le thème “Littérature et dialogue”, organisée conjointement avec le PEN International. Cet évènement a réuni, cette fois-ci, vingt-huit écrivains représentant des États membres de l’Union européenne et des pays du Maghreb. Nous avons compté aussi cette année avec la coopération d’étudiants chercheurs de la faculté des Arts, des Lettres et des Humanités de la Manouba qui, accompagnés par le Vice-doyen, Mme Marzouki, ont participé aux panels au même titre que les écrivains invités.

Nos trois précédentes rencontres euromaghrébines, depuis 2013, nous avaient permis d’explorer, successivement, la relation entre la littérature et des thèmes centraux pour notre région, tels que les identités plurielles, l’engagement et les frontières. Cette année, le thème du dialogue s’est imposé, car c’est ce dont le monde a aujourd’hui le plus besoin. Les panels thématiques, modérés par le Professeur Kamel Ben Ouanès, ont abordé certains aspects clés tels que la nécessité du dialogue, le dialogue entre transmission et échange, la notion du “faux dialogue”, et le dialogue entre le partage de la parole et la quête du sens…”

Pourquoi avons-nous choisi cette année le sujet du dialogue? Quelques mots sur le contexte actuel dans lequel se trouve la région Afrique du nord–Moyen Orient aujourd’hui, suffiront à éclairer ce choix. Tout d’abord, comment, dans la situation actuelle, ne pas penser à cette phrase de Gramsci : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres » ?

En effet, notre monde, et dans ce « notre » j’inclus l’ensemble formé par le continent européen et les pays bordant la Mer méditerranée, jusqu’aux confins du Tigre et de l’Euphrate, est à l’aube de reconfigurations géostratégiques difficiles à imaginer il a quelques années. Les révolutions et les chutes des dictatures ont insufflé aux peuples de notre monde l’espoir de liberté et de la démocratie. L’autoritarisme, qu’il soit issu d’une tradition militaire centenaire ou d’une doctrine religieuse qui a confondu le temporel et le spirituel, vit -j’en suis persuadée- ses derniers moments, ce qui explique du reste sa violence.

En effet, ceux qui voudraient démontrer a contrario le bien-fondé des régimes autoritaires arabes des années 90, en brandissant paradoxalement la menace nouvelle de la radicalisation et de l’extrémisme violent, confondent la cause et la conséquence. Précisément, les guerres civiles qui ravagent la région sont le fruit de l’absence de dialogue, depuis des décennies, au sein des sociétés. L’explosion actuelle est à la mesure du silence forcé des sociétés civiles, mutisme que seule explique la peur de la mort. Ainsi, parce qu’une vision purement autoritaire du pouvoir a prévalu, le sommet refusant toute remontée d’information de la base, et, alors que tout mécontentement était vu comme une critique du régime, les ressentiments, privés de moyens d’expression, se sont accumulés, conduisant in fine à des explosions sociales de grande ampleur, qui ont enclenché parfois des processus incontrôlables.

Mais l’absence de dialogue n’est pas l’apanage du monde arabe. Dans les pays de l’Union européenne, les jeunes qui partent faire un jihad imaginaire sont aussi les victimes d’un manque de dialogue, ce dialogue qui commence dans les familles et à l’école, et qui doit aborder sans peur et sans fausse gêne les questions existentielles. Par quels mécanismes ces jeunes, qui ne sont pas tous issus de l’immigration, loin s’en faut, se retrouvent-ils isolés chez eux au point de rêver d’une sorte de fraternité guerrière qui donnerait un sens à leur vie ? Peut-être qu’en Europe, trop souvent, le bonheur se trouve dans « l’avoir », et non plus dans l’« être »… Avoir des biens matériels ne suffit pas à rendre heureux ni à accomplir son destin, car c’est dans l’échange avec les autres qu’on se réalise. Sur ce point aussi, le dialogue permet de rappeler quelques vérités essentielles. Ainsi, ce n’est pas en tuant que l’on se grandit, et tuer au nom de Dieu – les européens en ont fait la cruelle expérience dans leur histoire– est une contradiction insurmontable.

Autre symptôme inquiétant : les débordements parfois observés aux frontières de l’Europe, dans des localités soudainement confrontées à un grand nombre de réfugiés. Ici aussi, on cède à l’incompréhension, à l’ignorance et à la peur. Ce sombre tableau interpelle tous ceux, États souverains, sociétés civiles, intellectuels et hommes des sciences et des lettres, qui cherchons à comprendre et à concevoir des solutions urgentes et adéquates. C’est dans de pareilles circonstances que les notions de dialogue, de nécessaire communication avec l’autre, d’échange et de compréhension, prennent tout son sens.

Mais ces notions obligent à se poser la question du relativisme. Au nom de la tolérance, peut-on tout tolérer ? Le respect de l’autre implique le respect des idées de l’autre, mais jusqu’à quel point ? Quelles sont les limites à fixer, si on ne veut pas tuer la liberté ? Face à la tentation – une fois encore – du repli sur soi et de la défense de la collectivité, le débat ne saurait être confisqué par les hommes politiques ; les philosophes, les écrivains, la société civile doivent aussi faire entendre leur voix.

Je ne pourrais conclure sans me référer à cet extraordinaire exemple de dialogue réussi à l’échelle d’une nation qu’offre la Tunisie. Alors qu’elle se trouvait dans une impasse, à la suite des assassinats de deux hommes politiques, elle a su puiser dans ses ressources la volonté, la modération et l’esprit civique pour maintenir le Dialogue National et réussir sa transition, en rassemblant ses forces politiques, en votant une Constitution et en menant avec succès des élections législatives et présidentielles. Exploit justement récompensé, d’ailleurs, par le prix Nobel de la paix.

Au-delà de la Tunisie, les écrivains et intellectuels de la région maghrébine, composée de peuples voisins et frères, à l’héritage culturel méditerranéen millénaire, sont venus rencontrer des écrivains et intellectuels européens pour croiser leurs regards, identifier ce qui rassemble et ce qui divise, bref, donner du sens à un véritable dialogue entre les cultures. Encore une fois la littérature, à travers sa force et sa liberté, nous a déplacés vers d’autres lieux imaginaires pour mieux voir et comprendre la réalité de ce monde, en quête de repères, faute de certitudes.

Je ne voudrais pas finir sans remercier vivement PEN International de nous avoir accompagnés dans ces rencontres depuis 2013. Je partage les idéaux qui les animent, j’admire profondément leurs actions en faveur des intellectuels persécutés de notre planète, eux qui n’ont pas cessé de protéger la pensée libre, une pensée indispensable pour l’avenir de nous tous depuis 1921. Je leur souhaite de pouvoir persévérer avec succès dans cette voie…

S. E. Madame Laura Baeza · Ambassadeur de l’Union européenne en Tunisie · European Union Ambassador to Tunisia

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