Pierre Ansay · Belgique

Transmission, échange romanesque et diplomatie

Toute ma gratitude à Madame l’Ambassadeur Laura Baeza et à ses collaborateurs. Un merci tout spécial à Samia Boulares et à Odette Dewleeshouwer qui ont fait de nos devoirs autant de plaisirs. Merci à Juan-Angel de Corral pour ses superbes photos. Au Président Jean Jauniaux et son remarquable travail d’animation du PEN Club Belgique. À tous mes collègues, j’ai appris beaucoup, presque trop de vous pour ma volatile identité écrivaine. Merci aussi au Délégué de la Fédération Wallonie-Bruxelles Christian Saelens et à ses collaboratrices, aux avant-postes de mon pays pour y engranger de fameuses leçons de démocratie civile et soutenir, tant que faire que peut, la Tunisie qui écrit une nouvelle page du monde.

Est-ce que nous pouvons persuader un boucher de renoncer à son métier pour des raisons théoriques ? Philip Morris d’arrêter de vendre ses cigarettes aux jeunes Africains ?

Le dialogue est produit par le désir

D’évidence, nous éprouvons déjà, malgré nos bonnes volontés intelligemment aiguisées, de grandes difficultés à nous faire comprendre par nos proches : il nous arrive, en cas de désaccord, de ne pas être d’accord sur ce sur quoi il n’y a pas d’accord. À Bruxelles, chaque année, le nombre de divorces est supérieur au nombre de mariages. Les conflits sociaux et les manifestations sont, en Belgique et en France, un sport national. Par contre, en Tunisie, l’attribution du Nobel de la Paix au Dialogue national tunisien récompense l’engagement de forces politiques et sociales en vue de la construction d’une société pluraliste. Le Comité Nobel a rappelé que le quartet a lancé « un processus politique alternatif, pacifique à un moment où le pays était au bord de la guerre civile ». En deçà de la technicité présidant à de pareilles actions, gît l’héroïsme de la volonté, la puissance du désir qui se tourne vers la paix des paroles plutôt que vers la guerre des armes. Le désir qui a nom volonté est là, il tisse et construit sa toile, lance ses rhizomes et construit un monde où plus de dialogue est rendu possible entre fractions de la société civile pas vraiment faites pour s’entendre.

Pas de dialogue qui compte sans volonté politique

Affaire de désir, de volonté qui peut être suivi d’une concrétisation politique. J’appelle de mes vœux une action résolue de l’Union européenne, aujourd’hui bien affaiblie et décrédibilisée aux yeux de ses citoyens, afin qu’elle sanctuarise, qu’elle cible, qu’elle soutienne, financièrement et économiquement les forces sociales tunisiennes. L’opinion mondiale doit connaître le combat de la société civile tunisienne. Ainsi, la Tunisie deviendra un exemple pour le Monde et pour l’Europe, car elle a su construire un dialogue, transformant des quasi-ennemis en partenaires toujours méfiants mais qui construisent pas à pas, en affrontant la peur des assassinats, une société pluraliste.

Professeur/élève : la relation auroritaire

Le dialogue de transmission est une structure de relation asymétrique, (professeur/élève ou maître/disciple). Il est basé sur la relation d’autorité, en latin auctoritas, l’augmentation. L’aîné, par son action, augmente le jeune, c’est un auctor, un auteur, un augmenteur. L’élève ou le disciple entre dans une relation où le maitre transmet le témoin culturel des générations précédentes. Il convient de distinguer la relation autoritaire (professeur/élève) de la relation d’autorité (maître/disciple). La relation autoritaire, à la base du processus habituel de transmission des connaissances, est entrée en crise.

La modification profonde de la culture familiale occidentale fait des enfants, souvent uniques, des enfants rois, tyrans en devenir, qui arrivent à l’école avec des habitudes adorées, des schémas culturels qui ne se prêtent que difficilement à cette contradiction logée dans la pédagogie dans la classe : un processus de transmission collective des savoirs qui veut former des individus, sans doute que le collectif disciplinaire échoue en partie dans son ambition de former des ego. La relation pédagogique n’est pas une relation immédiate professeur/élève mais une relation médiate élève/collectif de la classe/professeur ou la transmission à un individu se fait par le biais du groupe. La discipline de groupe, comme éducation, est la condition nécessaire pour que s’établisse la relation d’instruction. Elle nécessite, pour se déployer, d’autres disciplines que les adorations familiales.

La culture américaine dite démocratique, habillée de la rhétorique de l’égalité et de la liberté, entre en conflit structurel avec la relation autoritaire qui reste au principe de la majorité de nos situations d’enseignement. Est-ce que cette évolution américaine généralisée signe la faillite globale de la transmission marquée structurellement par l’inégalité, l’asymétrie des positions qui fait du professeur le maître du jeu ? Dans la fabrication du crétinisme pseudo-convivial, est-ce que l’école a pris la place peu enviée des productions télévisuelles ?

Maitre/disciple : la relation d’autorité

La relation maître/disciple ou relation d’autorité est évidemment plus riche et semble moins difficile à établir et à faire fonctionner. Elle est basée sur deux libertés qui s’entremettent en consensus. À chaque moment, maître et disciple peuvent rompre leur commerce. Le maître est le médium entre le jeune et les apports des générations précédentes : il se constitue comme le notaire explicatif, qui gère l’héritage des créations passées, en donne les règles de fonctionnement à l’héritier et lui propose des manières de digérer les propositions de sens qui y gisent. Pour que le transmis s’effectue, il faut instaurer la qualité du présent, arrêter le temps, stopper le monde et la politologue Hannah Arendt nomme ce présent une brèche, en grec skolè[1], l’arrêt, le loisir, la suspension de l’activité soucieuse, un moment de grâce et de recueil ensemble empreint de recueillement

Cet arrêt, ce souffle interrompt la marche du monde, et y instaure un moment de liberté inventive : la liberté comprise au sens de Kant, commencer du nouveau, imprévisible, au-delà de la nécessité générale et rationnelle, se détacher culturellement de la chaîne des déterminations naturelles, sociales et économiques. Le maître et le disciple coopèrent pour instaurer ce moment magique de libération hors de la chaîne des évidences publicitaires et des lois de la physique. Ce moment magique n’est pas un moment démocratique. Lemaître établit, en utilisant cette brèche, cette skolè qui fait école, la connexion entre les générations passées et la génération présente. C’est lui qui en réalité constitue le texte du testament et transmet l’héritage culturel à la génération qui le suit : la relation n’a rien de symétrique.

Transmission d’héritage

Indiquons par commodité que cela équivaut à la transmission d’un capital. La transmission d’un capital financier prend une seconde, une signature sur un compte, la transmission d’un capital social prendra plus de temps. Le parent mobilisera ses réseaux qui opéreront de manière insertive et supplétive pour ses enfants, -oui, papa a des relations-. La transmission de l’histoire familiale pourrait prendre le temps de longues soirées, mais la transmission du capital culturel est rien moins qu’aisée et le jeune se définit parfois en confrontation avec le don qui lui est proposé voire parfois imposé par des méthodes autoritaires : le jeune pourra dès lors refuser l’héritage culturel ou faire son marché, n’en accepter que telle ou telle partie.

L’héritage qui transmet un produit culturel transmet une œuvre immortelle, qui n’est pas biodégradable : héritez d’une maison, elle finira par s’écrouler, héritez d’une voiture, elle finira à la casse, héritez d’un rapport vivant à un texte sacré, le sacrifice d’Abraham dans la tradition chrétienne, musulmane ou juive, nous sommes dans un autre registre. L’œuvre, le produit culturel n’est pas une marchandise, elle n’entre pas dans le cycle production, diffusion, achat, consommation et destruction. L’œuvre culturelle ne ressemble pas à un kilo de saucisses ou de merguez. Elle dure et s’enrichit au-delà de sa consommation, elle s’enrichit au prorata de son partage.

L’œuvre d’art est unique, elle rayonne, elle dégage son aura, elle résulte d’une création inouïe et imprévisible, elle rompt le cycle du temps, des productions, reproductions, consommations, etc. L’œuvre d’art fait le monde et lui est destinée, au-delà des hommes, l’œuvre d’art dépasse de loin son créateur : qu’est-ce qui est important ? Shakespeare ou Othello, Macbeth ou le Roi Lear ? L’auteur mortel disparaît devant ce qui est proposé à la marche des siècles. Faire brèche dans le temps des industries, stopper son monde pour accueillir en soi ce qui est recueilli par le maître. L’héritage culturel doit arrêter le temps, les cycles de production et de reproduction, la forme sociale de l’abbaye au Moyen Age s’y prêtait. Car les biens culturels ne sont pas des biens de divertissement, ils ne concernent pas le loisir, indispensable à la vie, ils ne font pas vie mais ils font monde, ils attribuent un sens au monde et au vivre en commun. Ils produisent le commun des hommes, l’accord fondamental, une réserve de sens pour que les hommes se parlent et entrent en dialogue. Il faut qu’il y ait transmission pour que l’échange se produise, c’est une question d’héritage.

Le maître est celui qui prend soin : l’agriculteur prend soin du champ, le maître prend soin, culte, du latin colere, prendre soin. Le maître prend soin des œuvres des morts et les propose en partage à ses disciples. Ceux-ci sont libres de s’en aller, comme le jeune homme riche dans l’Évangile. Dans plusieurs chemins de sagesse, le maître propose au disciple de quitter, père, mère, famille, de s’arracher à l’évidence, au cycle des routines et des habitudes. Il faut mourir au présent, au cycle, sortir des cycles et comme il est dit par Yeshoua dans l’Évangile de Luc, si quelqu’un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et jusqu’à sa propre vie, il ne peut être mon disciple[2]. Le maître comme auteur auctor, comme augmenteur apaisé se confronte sans doute au disciple comme acteur excité, actor. Ce dernier doit rejoindre le monde de la vie, où il affrontera les cycles de ce qui fait le commun des hommes, travail/loisir, jour/nuit, semaine/jour de repos, jeunesse/âge adulte/vieillesse, privé/public, semaine/mois/année, cercle familial/école/entreprise/hôpital et autres institutions. Mais gageons qu’à la fréquentation du maître, il aura conservé quelque viatique pour gouverner son action, nos vies sont des chemins de Compostelle d’un genre assez spécial.

Dialogue et diplomatie

Le diplomate n’est pas le médiateur : il veille aux intérêts de sa partie, et il n’occupe pas, comme le médiateur, une position de surplomb, neutre, vis-à-vis des deux parties. Le médiateur doit être désengagé, les problèmes ne sont pas les siens. Le diplomate, par contre, est porteur d’un espace de problèmes fabriqué par des dialogues tronqués, estropiés, manipulés. Il lui revient d’élaborer des solutions dynamiques possibles, au moyen desquelles il veille primordialement aux intérêts de sa partie en comprenant les intérêts de l’autre, en connaissant sa partition et en lisant le jeu de ses interfaces. Il est partial, partisan mais habile, sa profession est un pieux mensonge. Il doit rester de son monde et faire communiquer son monde avec le monde de l’autre, ce qu’il faut de mensonges et de dissimulations pour fabriquer de la vérité coopérative ! Il connaît les offres et les problèmes des deux parties, écoute son monde et traduit cette écoute dans un langage compréhensible pour l’autre partie. Il prend distance avec son monde et ne se fond pas totalement en lui, il fait semblant d’épouser les intérêts de l’autre monde afin de construire un langage commun audible pour l’autre partie et la sienne, le diplomate qui réussit fabrique le commun des hommes.

Ainsi, notre faux médiateur est structurellement proche de la trahison, proche de la figure de l’agent double : séduit par l’autre partie, il peut oublier la sienne et, sans le savoir, commencer à raisonner dans le sens et les intérêts de la partie d’accueil. Ce n’est pas pour rien qu’on fait tourner les diplomates tous les 4 ans ou à peu près. Ils ne doivent pas trop communier avec la partie hôte au risque de trahir la partie d’envoi, il ne faut pas qu’ils chaussent les lunettes de là-bas pour juger leur ici natal. Comme l’indique la philosophie Isabelle Stengers, le diplomate, comme le sorcier, traite entre puissances. Il doit montrer la puissance de son monde à l’autre monde et analyser la puissance de l’autre pour opérer le meilleur branchement possible avec la sienne.

Art du roman, art diplomate

Sans doute l’art du roman, quand il franchit les frontières, ouvre-t-il des entre-deux et des espaces de dialogue où l’exil constitue une composante de l’écriture et la trahison une autre. L’homme de lettres qui écrit d’un continent à l’autre et pour l’autre est à sa manière un diplomate. Devenir étranger à soi et au monde d’où l’on vient, s’ouvrir à un nouveau monde dans lequel on va écrire pour montrer le sien. On vient écrire de soi et de son monde pour ouvrir un espace de dialogue avec ce nouveau monde. Lisons Tahar ben Jelloun :

Tous les migrants de par le monde subissent cette épreuve : ils traversent une frontière le cœur serré, ils entrent dans un pays comme s’ils le faisaient par effraction, bref, ils ne se sentent pas bien et n’osent pas l’exprimer. Ils se conduisent comme s’ils n’étaient pas en règle, comme s’ils n’étaient pas les bienvenus. Il s’agit de migrants qui ont déjà émigré ; mais il y a des habitudes qui ne s’impriment pas. Ils ont beau faire le voyage, pour la plupart c’est toujours la première fois ; on dirait qu’il s’agit d’un traumatisme incurable. C’est que l’arrachement est une violence en soi ; quitter sa terre, quitter une partie de sa famille, s’arracher, c’est-à-dire extirper les racines et les transporter ailleurs est une opération violente qui ne se fait pas sans douleur. C’est normal car il s’agit d’une nouvelle naissance : naître à un autre monde, naître dans un autre monde, passer du connu à l’inconnu ou du moins à un connu flou et non consolidé dans la mémoire. D’où l’excédent de bagages : pour parer à l’angoisse du passage –on passe d’un état à un autre— on se rassure en ramenant avec soi des éléments de culture ; c’est ce que j’appellerai « la valise invisible » car elle contient tout ce qui définit l’être culturel, culture s’entend ici dans le sens large, c’est-à-dire ce qui constitue l’ontologie identitaire.

Le merveilleux récit de vie de Fawzia Zouari, le corps de ma mére

Négocier par écriture avec sa valise invisible, c’est une opération brillamment réussie par Fawzia Zouari. Sans trop pousser, discernons chez l’auteure quelques ressemblances avec le travail du diplomate : ouvrir la boîte de Pandore de la divergence culturelle et opérer le branchement rhizomatique du monde qui l’a fabriquée sur le nouveau monde qu’elle fabrique avec les indigènes en s’y donnant à connaître. Cette opération n’est pas sans difficulté ni sans risques : « force est de constater, écrit-elle, qu’il m’est plus aisé d’aller sur des sentiers inconnus que d’emprunter le chemin qui mène vers ma mère »[3]. Est-ce qu’écrire sur sa mère est un acte impudique ? « Allah a recommandé de tendre un rideau sur tous les secrets et le premier des secrets s’appelle la femme ! »[4] Celle qui est partie en France et qui vient poser des questions, soulever des voiles, a, dit sa mère, « oublié nos coutumes ». Elle suscite la méfiance mais quel art du passage ! Supériorité d’une pareille écriture sur la philosophie et les sciences humaines.

Dans l’art du roman[5], Kundera montre avec brio comment les romans européens[6] dévoilent les questions existentielles mises sous le boisseau de la philosophie cartésienne : qu’est-ce que l’aventure ? Réponse avec Cervantès. Qu’est-ce qu’un homme embringué dans l’histoire ? Réponse avec Balzac. Une femme amoureuse ? Réponse avec Tolstoï. L’instant passé qui revient sous forme d’un souvenir fugace avec Proust ou le présent magique et envahissant qui fait évènement avec Joyce. Je pourrais sans peine allonger la liste de ces circonstances existentielles qui viennent nous chercher dans notre présent et qui font de nous des êtres singuliers, non des théorèmes issus de la généralité philosophique : les bonnes philosophies sont les charognards des épopées romanesques. Un roman est une aventure de découverte : « découvrir, -écrit Herman Broch-, ce que seul un roman peut découvrir, c’est la seule raison d’être d’un roman ». Le récit de vie de Zouari, avec quelques retouches techniques, aurait pu faire un excellent scénario de film, mais déjà l’œuvre m’ouvre à son monde et me donne davantage de désir de converser avec lui. Avec son ouvrage, Zouari fait plus pour moi que dix livres d’histoire et de sociologie consacrés aux traditions paysannes tunisiennes. Elle fabrique de la vie communicante. Nous avons, plus que jamais, besoin de ces diplomates littéraires et l’Europe doit encourager pour elle la diffusion des littératures maghrébine et sub-saharienne.

Sans doute que les temps qui s’annoncent viennent s’inscrire conflictuellement en face de nos vertueuses considérations sur les dialogues aussi pieux que leurs intentions d’ouverture. Certes, bien policés, bien instruits, nous boirons du thé dans l’entre-soi affinitaire, mais qui et comment écouter la parole de l’étranger où nous ressentons l’inconciliable ? Qui l’acceptera comme une altérité en surmontant ses aversions et l’adversité ? Qui fera émerger ces compréhensions des plus intelligentes de situations particulières où les femmes et les hommes sont englués par leur culture et pourraient s’en dégager, sans les renier pour autant ? Dialoguer ainsi est périlleux, mais écoutons le mot du poète : là où gît le danger, croît aussi ce qui sauve[7].

 

[1] Qui donnera en français « école ».

[2] Evangile de LUC, 14, 26. Notons le danger de la capture sectaire, les gourous mortifères pourraient ne pas séjourner très loin.

[3] Ibid. p. 11.

[4] Ibid. p. 23.

[5] Milan Kundera, l’art du roman, NRF Gallimard, 1986, pp. 14 et sq.

[6] Ce constat vaut, j’en suis assuré, pour la littérature africaine montante, un des mérites de cette rencontre me la fera connaître davantage.

[7] Hölderlin