Ouvertures · Jean Jauniaux

D’emblée je souhaite remercier Madame l’ambassadeur de l’Union européenne Laura Baeza pour avoir mis sur pied cette quatrième édition des rencontres euromaghrébines d’écrivains et, si vous le voulez bien, commencer cette allocution en me présentant à vous en quelques mots. Depuis le 15 janvier de cette année, je suis le président du nouveau PEN Club Belgique, le centre francophone belge de PEN International. Comme vous le savez, la Belgique est un pays bilingue : deux centres distincts y développent les actions menées dans le cadre de PEN International : PEN Vlaanderen et PEN Belgique francophone. Nous menons bien sûr des actions conjointes.

Je m’appelle Jean Jauniaux. J’écris principalement des nouvelles, des chroniques consacrées à la littérature dans une webradio consacrée à des interviews d’écrivains et suis le rédacteur en chef d’une revue littéraire belge « Marginales ». Celle-ci, créée en 1945, est devenue une tribune ouverte aux écrivains qui, chaque trimestre y donnent leur point de vue sur le monde à travers des textes de fiction courte. Romanciers, poètes, dramaturges sont invités à refléter, exprimer le monde par la littérature. Au fil des ans, cette publication n’a cessé de démontrer combien la littérature est un instrument irremplaçable d’investigation, d’expression, d’exploration de la complexité du monde actuel.

Au cours de ces trois journées je suis, bien sûr, à votre disposition pour vous informer plus en détail sur PEN International et PEN Belgique. Pour celui-ci, nous avons choisi de l’ouvrir aux écrivains de toutes nationalités qui souhaiteraient y adhérer. Il y a quelques jours, Amin Maalouf a accepté d’en devenir le premier membre d’honneur. Des écrivains comme Joke Van Leeuwen, présidente de PEN Vlaanderen, Tom Lanoye, un des plus importants écrivains flamands contemporains, et l’écrivain marocain, Taha Adnan, qui est parmi nous, font partie de PEN Club Belgique.

Il y a trois semaines environ, Carles Torner, le président de PEN International, empêché de se joindre à vous, m’a demandé de représenter PEN International à cette quatrième rencontre euromaghrébine d’écrivains. J’en ai été à la fois honoré et heureux. Honoré et impressionné aussi de devoir en quelques minutes évoquer une des plus anciennes associations de défense de la liberté d’expression, – elle a été créée en 1921, j’y reviendrai – mais aussi une des plus subversives qui soit. En effet, ancrer la littérature au centre de ses préoccupations, ce n’est pas à vous qu’il faut le dire, c’était pour ses fondateurs, trois ans après l’armistice de la première guerre mondiale, revenir à ce qui pouvait constituer un instrument de réconciliation, d’ouverture à l’autre, mais aussi d’une certaine manière, et ici nous rejoignons le thème que vous avez choisi, de dialogue.

En parcourant les intitulés des différents panels qui vont nous occuper aujourd’hui, je ne peux m’empêcher de songer qu’en ce jour de 1921, à Londres, où une femme – et je crois que c’est important d’indiquer que c’est une femme qui est à l’origine de la création de ce qui allait devenir PEN International – Catherine Amy Dawson-Scott, une poétesse et dramaturge britannique –proposait à ses convives écrivains de s’associer pour utiliser la littérature comme instrument de réconciliation entre les belligérants d’hier, d’influence à l’égard des dirigeants qui venaient de conclure la paix, de prévention de conflits futurs et surtout de dialogue.

Me revient en mémoire une citation qui, me semble-t-il, aurait pu avoir été rappelée alors, et qui reste d’actualité aujourd’hui : « La guerre, c’est la guerre des hommes. La paix, c’est la guerre des idées » Cette phrase est de Victor Hugo et aurait pu, me semble-t-il, figurer en exergue de nos travaux. En effet, qu’est-ce que la guerre des idées, si ce n’est, en termes plus pacifiés, la confrontation des points de vue, le partage des expériences du monde, l’échange des perceptions, l’entrelacement des regards, la recherche des convergences ou de la dynamique que peuvent engendrer les différences, en d’autres termes, le dialogue et chacune des déclinaisons que cette quatrième rencontre va investiguer : la nécessité du dialogue, le dialogue entre transmission et échange, le faux dialogue, et enfin, le dialogue partage de la parole et quête du sens.

Dans cinq ans, PEN International commémorera son centenaire. Aujourd’hui, il réunit plus de 150 centres nationaux ou régionaux dont les actions convergent dans les deux axes de PEN : promouvoir la littérature et défendre le principe de la liberté d’expression et de la libre circulation des idées.

Le premier centre PEN Belgique a été créé un an après la création de PEN International, en 1922, en même temps que PEN USA et PEN France. J’envisage d’utiliser en 2022 le prétexte de ce centenaire pour publier les recherches, que je suscite auprès des départements d’histoire littéraire d’universités en Belgique, concernant l’engagement des écrivains pendant cette longue période. Le panel dans lequel j’interviendrai tout à l’heure est celui du « Dialogue entre transmission et échange ». J’y évoquerai la fonction singulière de la littérature, en particulier de la fiction romanesque, dans la transmission de l’Histoire.

Un centenaire, c’est aussi l’occasion de constater que PEN International a dû s’adapter constamment à l’actualité du monde, mais aussi à celle des modes de création littéraire, de leur diffusion, en particulier sur les nouvelles plateformes numériques, et, dans le même temps, à identifier de quelle manière la liberté d’expression peut y être entravée.

Permettez-moi d’indiquer quelques exemples de cette adaptation constante à cette double réalité. Au préalable, il n’est peut-être pas inutile de rappeler ce que signifient les initiales du mot PEN et la réalité qu’elles recouvrent, qui considèrent la « littérature » dans le sens le plus large, comme le reflète d’ailleurs la diversité de notre assemblée.

P désigne, en anglais, à la fois les poets et les playwriters. Sous ce terme, il convient de comprendre non seulement les dramaturges, mais aussi les scénaristes, ce qui inclut plusieurs modes d’expression : le cinéma, le documentaire de création, la bande dessinée entre autres.

C’est ainsi que PEN International a lancé une action demandant la libération du cinéaste iranien Keywan Karimi condamné à 1 an de prison et 223 coups de fouets en Iran. Cette action se développe conjointement avec la Société des Auteurs et donnera lieu à une prise de position dans le cadre du prochain Festival de Cannes. Permettez-moi de vous lire un extrait du journal Le Monde[1] qui lui est consacré, écrit pas Clarisse Fabre en février dernier « L’histoire de Keywan Karimi, 30 ans, a fait le tour de la planète. Il y a quelques mois, le 14 octobre 2015, le réalisateur iranien était condamné à six ans de prison et à 223 coups de fouet par le régime iranien. Il était accusé, d’une part, « d’insulte envers le sacré » à propos d’une scène de baiser qu’il nie avoir tournée et, d’autre part, de « propagande » contre le gouvernement. C’est son dernier film, Writing on the City (2015), un documentaire de soixante minutes sur les graffitis et messages inscrits sur les murs de Téhéran, depuis la révolution de 1979 jusqu’au mouvement de 2009, qui est à l’origine de cette condamnation. Diverses pétitions ont permis d’alerter sur le sort de ce cinéaste inconnu du grand public. Le film incriminé Writing On City a été programmé dans quelques festivals – dernièrement au festival de cinéma documentaire Punto de Vista (du 8 au 14 février), à Pampelune (Espagne).

Abbas Fahdel, réalisateur de Homeland : Irak année zéro, a pu rencontrer Keywan Karimi. Voici le témoignage que livre Abbas Fahdel, sur sa page Facebook, assorti de photos de Keywan Karimi chez l’épicier ou dans sa cuisine : « Je découvre d’abord la personne : un jeune homme doux et touchant notamment par sa manière de s’occuper de sa mère atteinte de cancer et qu’il héberge chez lui. Puis j’ai découvert ses films qui révèlent un vrai talent de cinéaste. Keywan n’a rien d’un provocateur et il est le premier étonné de la réaction violente des autorités iraniennes par rapport à son film Writing on the City. » Abbas Fahdel ajoute : « Je crains qu’une nouvelle pétition de simples citoyens ne puisse pas l’aider davantage. Ce qui pourrait l’aider, c’est l’intervention de gouvernements et organismes internationaux, de droits de l’homme notamment. ». Dont acte.

La lettre E inclut Essayists et Editors, ouvrant ainsi l’éventail des actions de PEN aux essais dans le sens le plus large, et pourquoi pas dans le sens premier de ce terme tel que le concevait Montaigne et qu’a magistralement synthétisé Stefan Zweig dans la biographie qu’il lui a consacré : « Celui qui pense librement pour lui-même honore toute liberté sur terre. » Quant au mot « Editor », il peut se référer aussi bien à l’édition « papier » qu’à toutes les nouvelles formes d’édition en ligne. Nous sommes tous conscients de la liberté que peuvent représenter les modes de diffusion sur le net, mais   aussi de la censure dont ils peuvent être l’objet et de la répression dont ils sont souvent source. Un des effets pervers de toute menace pesant sur un créateur est l’auto-censure. Le monde numérique ne fait évidemment pas exception à cette sinistre règle.

La lettre N, enfin, concerne les romanciers « Novelists » mais aussi tout ce qui concerne le « Non fiction writing ». Je me permets de rappeler ces différents domaines de compétences de PEN, m’étant rendu compte, en Belgique francophone, du peu de notoriété de PEN, ou de la méconnaissance de sa raison d’être.

Quelques-unes des dimensions de l’action menée par PEN International me semblent mériter une attention particulière dans le cadre de notre rencontre placée sous le signe du « Dialogue ». Je me suis rendu compte qu’elles étaient moins connues que celles menées au sein des Comités, comme le Comité des Ecrivains en prison, créé en 1960, (dont Marian Botsford Fraser est la présidente et conclura demain cette quatrième rencontre), le Comité des femmes écrivains, créé en 1991, pour promouvoir certaines questions auxquelles font face les femmes écrivains dans le monde – les défis au niveau familial et national tels que les inégalités en matière d’éducation, l’accès inégal aux ressources et l’interdiction réelle d’écrire, le Comité des écrivains pour la paix créé en 1984. Dans le cadre de la thématique du « dialogue » qui nous réunit j’évoquerai brièvement deux actions : celles menées dans le cadre du Comité de traduction et des droits linguistiques et celles entreprises dans le domaine de l’éducation et de la jeunesse.

Le Comité de traduction et des droits linguistiques vise à mettre en pratique cette conviction selon laquelle, « toutes les langues et toutes les littératures ont le droit d’être écrites, lues et entendues, qu’elles soient parlées par des millions de personnes dans le monde ou uniquement par un petit nombre. Par le biais de projets, événements, publications et campagnes, ce comité encourage les lecteurs et les écrivains à explorer l’écriture provenant de cultures différentes de la leur ». Ne trouvons-nous pas là la formulation d’une des manières de nouer le dialogue entre les littératures, c’est à dire en franchissant l’obstacle des langues par la traduction, et en permettant aux langues minoritaires d’exprimer leur vision du monde et de la partager ?

Quant aux actions menées dans le domaine de l’éducation et en particulier à l’intention de la jeunesse, elles se fondent sur un constat d’évidence, formulé par PEN International comme suit : « Une société civile saine et dynamique, au sein de laquelle s’épanouissent la littérature et la liberté d’expression, repose sur une citoyenneté engagée, nourrie d’un apprentissage précoce de la lecture, de l’écriture et de l’expression orale, les centres PEN du monde entier continuent de mettre en œuvre des programmes qui offrent aux jeunes un véritable espace de développement : clubs de lecture et d’écriture en milieu scolaire, stages d’été consacrés aux droits de l’Homme, bibliothèques scolaires, traduction de livres pour enfants dans diverses langues minoritaires et ateliers d’écriture créative sont autant d’opportunités pour que les jeunes puissent s’exprimer librement. Outre cette action directe auprès des jeunes en termes d’écriture, de lecture et d’apprentissage de la langue, en milieu scolaire comme périscolaire, les programmes pédagogiques menés par les centres PEN ont également vocation à former les enseignants, à faire campagne pour l’amélioration des programmes scolaires, et à développer les ressources littéraires dont disposent les écoles. » C’est dans ce contexte que PEN Belgique a choisi de parrainer la promotion d’une initiative innovante dédiée à la formation de classes d’informatique dans un village du Togo. Par la mise à disposition d’un mini-ordinateur développé par une start up à l’université de Cambridge, une classe d’informatique a été mise sur place, ouvrant l’accès à des programmes éducatifs, à des livres numériques et à l’apprentissage des logiciels. Voici un exemplaire de ce mini-ordinateur, vendu au prix coutant de 36 €.

Au moment où nous assistons de par le monde à une accélération sans précédent de la radicalisation, notamment des jeunes, n’y a-t-il pas dans la mise en œuvre de toutes nos forces dans l’éducation, et notamment, ce que j’appellerais l’apprentissage de la curiosité à l’égard de la littérature, une opportunité à ne pas manquer … de toute urgence ? Le livre, support de dialogue ? J’évoquerai, lors du panel de cet après-midi, une initiative éditoriale adressée aux adolescents et à leurs enseignants, visant à les faire dialoguer à partir d’un recueil de nouvelles, écrites par quatorze écrivains européens et maghrébins, sur le thème de la radicalisation. Les fictions servent ici en quelque sorte de médiation entre générations, au sein de la communauté scolaire.

Je souhaiterais achever cette allocution par un hommage que je voudrais rendre aux victimes des attentats qui ont frappé Bruxelles, après tant d’autres dans autant de lieux symboliques où la liberté d’expression constitue une réalité, une conviction ou une ambition. En frappant Bruxelles, ce n’était pas un pays qui était visé, bien sûr, mais ce qu’il représente à travers sa capitale : une ville cosmopolite, pluraliste, multiculturelle, multiconfessionnelle, polyglotte, tolérante.

C’est, bien sûr l’Union européenne aussi, qui était visée et la formidable ambition qu’elle s’est donnée depuis sa création et que synthétise sa devise « Unie dans la diversité », manifestant sa volonté de se nourrir des différences, qu’elles concernent les cultures, les traditions et les langues. Il n’est pas sans signification que nous soyons ici réunis sous l’égide de l’Union européenne.

Qu’il me soit permis une nouvelle fois, Madame l’ambassadeur, de vous exprimer la reconnaissance de PEN International pour cette tribune que vous offrez à ses idéaux et à ses convictions et que vous ouvrez au dialogue des littératures.

Jean Jauniaux, Président du PEN Club de Belgique au nom de PEN International · Jean Jauniaux, President of PEN Club Belgium in the name of PEN International