Mustapha Cherif · Algérie

Les esprits prennent leur envol

Je remercie son excellence Madame Laura Baeza, Ambassadeur de la délégation européenne à Tunis, pour son aimable invitation et son attachement profond à l’amitié euromaghrébine. Je lui adresse toutes mes félicitations pour la tenue de cette quatrième rencontre euromaghrébine d’écrivains, un signe d’espérance dans un monde qui recule au lieu de progresser, marqué partout par la montée des extrêmes.

Il n’y a pas de civilisation, d’amitié, de fraternité, de citoyenneté, sans dialogue, échange et consentement commun sur les règles sociétales, les compromis et les sacrifices équitables, afin de renoncer à l’hostilité, à une partie de notre vie pulsionnelle, pour garantir l’ordre naturel, la coexistence, l’universel. La littérature peut être un des leviers de la culture du vivre ensemble. Ce n’est pas toujours le cas. Les mots ne sont pas innocents. Ils peuvent ériger des murs et faire mal, de manière consciente ou inconsciente. Il faut accepter la critique.

Écrire c’est répondre au monde, se mettre à l’écoute, s’exposer, rechercher librement sur la place publique, le vrai, le beau et le juste. Le problème survient lorsqu’une part de l’agressivité humaine, sur la base de l’ignorance et des préjugés, se voit détournée contre l’autre différent, pour faire diversion et occulter des problèmes. Dialoguer c’est reconnaître que nous avons chacun des points d’aveuglement. Nous avons besoin du regard de l’autre pour en sortir. La liberté d’expression est un principe sacré, mais elle ne peut mépriser le sacré d’autrui. Par le dialogue, l’articulation peut se réaliser.

Il n’y a de véritable dialogue qu’entre des singularités qui acceptent de se laisser transformer, de devenir autre, de progresser, sans prêter le flanc aux altérations et à la dépersonnalisation, sans être otage de l’autre. La notion de transmission est essentielle : la civilisation n’est pas figée, une identité est évolutive ; elles vivent lorsque leurs valeurs circulent librement.

Chaque génération doit découvrir que nul n’a le monopole de la vérité, que rien n’est donné d’avance, que personne n’est immunisé pour toujours contre les déviances. L’attachement légitime à ses propres racines et à ses propres vérités n’exclut pas le questionnement commun, le sens de l’ouvert, le partage et la diversité comme richesse. Il n’y a pas de progrès sans comparution des discours et des pratiques devant l’examen raisonnable.

Pas de vérité valable pour tous sans débat, pas d’avenir sans mémoire, ni de bonheur sans liberté. Souvent, schématiquement, ce qui est reproché aux sociétés du Sud, si méconnues, d’être passéistes, de confondre le temporel et le spirituel et de privilégier le communautaire sur l’individualité. Elles apparaissent comme dissidentes à l’ordre mondial dominant.

Les citoyens du Sud se plaignent de leur côté :

1- de l’amalgame, de l’absence de discernement entre la théorie et la pratique, entre des références fondatrices et des dérives humaines.

2- des ingérences déstabilisatrices et de la politique des deux poids et des mesures. On ne peut dénoncer la violence des faibles et omettre celles des puissants.

3- de l’accent mis sur les effets et l’oubli des causes multiples des problèmes, notamment géopolitiques.

Les frontières s’estompent et le destin est commun, marqué par l’incertitude. Nous sommes à la fois proches et lointains, mêlés, imbriqués et traversés par des appartenances multiples. Je est un autre dit le poète. Dialoguer c’est non seulement apprendre à respecter le droit à la différence, c’est reconnaître la part de vérité de chacun, réinventer comment vivre ensemble pour honorer la vie.

Dans le monde actuel, hystérique et violent, marqué par des délires, l’apologie de soi et le dénigrement d’autrui, dialoguer c’est reconnaître la fonction ambivalente du langage, qui peut être salvatrice ou au contraire destructrice. Le poète allemand Hölderlin disait : c’est le bien le plus dangereux. Notre responsabilité est engagée.

Les écrivains sont d’abord des lecteurs, qui reçoivent, échangent et transmettent. Le célèbre poète abbasside Jahiz (m 869) disait : « Plus tu lis un livre, plus ta joie augmente, plus ton caractère s’affine, plus ta langue se délie, plus ton style se perfectionne, plus ton vocabulaire s’enrichit, plus ton esprit est gagné par l’enthousiasme et le ravissement, plus ton cœur est comblé. »

Ibn Rochd (Averroès), ajoute : « C’est un devoir pour nous de commencer par l’étude et, pour le chercheur suivant, de demander secours au précédent, cela jusqu’à ce que la connaissance soit parfaite… Il est clair que c’est un devoir pour nous de nous aider dans notre étude de ce qu’ont dit, sur ce sujet, ceux qui l’ont étudié avant nous, qu’ils appartiennent ou non à la même religion que nous… Il suffit qu’ils remplissent les conditions de validité

Al Ghazali au XIe siècle puis René Descartes au XVIIe adoptent la méthode de l’autocritique pour maîtriser le réel, cela passe par la saine remise en cause et le dialogue. Ils disent tous : « Pour atteindre la vérité, il faut une fois dans la vie se défaire de toutes les opinions qu’on a reçues, et reconstruire de nouveau tout le système de ses connaissances ». Les mystiques disent : on commence par prendre ses distances par rapport à la réalité du monde, pour ensuite accepter la réalité de chaque chose en tant qu’elle participe au tout.

Nombre de génies de l’écriture ou de la parole, de Platon à Ibn Arabi, d’Averroès à Goethe, de Moutanabi à René Char, disent qu’ils écrivent surtout par étonnement, pour tenter d’approcher ce qui tient l’humain et le dépasse infiniment. Dans ce sens, dialoguer c’est reconnaître que vivre, c’est toujours « vivre ensemble ».

Personne ne peut vivre seul ou uniquement avec ceux qui lui ressemblent, personne n’est pur, monolithique, imperméable à l’altérité et invincible.

Aujourd’hui nous sommes dans la fin d’une civilisation. Afin d’empêcher les déviances de se multiplier et les extrêmes de se renforcer, le dialogue s’impose. D’autant que deux versions du monde semblent se confronter : d’un côté celle de l’Orient musulman qui, comme Abraham, se fonde sur la réfutation de ce qui est éphémère, tout en assumant les bienfaits et les épreuves de l’existence, et de l’autre celle du monde moderne qui donne priorité à ce qui passe, pour vivre ici et maintenant sans entraves. Chacun ayant ses raisons et légitimités.

Dans Les Mille et Une nuits, ouvrage mythique, et dans la plupart des textes classiques arabes, il y a toute une philosophie de l’effacement face à la grandeur de ce qui est au-delà du temps, d’une culture et littérature de l’instant. Traditionnellement ce qui dominait était le conte, la poésie et la réflexion métaphysique. Il n’y avait pas de roman avec un héros prométhéen, comme dans Hamlet ou Faust.

Dans l’optique de la civilisation musulmane, il n’y a ni vainqueur, ni vaincu, sauf la réalité ultime, (la ghaliba illa Allah), sentence inscrite sur les murs de l’Alhambra à Grenade. Cette vision humaniste et littéraire facilite le dialogue et retient les découvertes des parcours, entre compagnons, voisins, frères humains, dans la vie quotidienne. C’est une culture au niveau du ressenti ou du rêvé, dans l’immédiat et dans l’attente de l’absolu. Elle dépasse les antagonismes.

Transmettre et échanger c’est se conformer à une éthique du vivre ensemble solidaire qui métamorphose. Il ne s’agit pas seulement de tolérer. Dialoguer c’est transmettre, enseigner, recevoir, des idées, des histoires et des personnages, des expériences singulières et des valeurs, afin d’admettre que la majorité ne doit pas opprimer les minorités, ni les dominants nier les déshérités, ni les anciens exclurent les nouveaux arrivants.

Il y a lieu d’estimer, d’aimer, de fraterniser. Nous sommes mis à l’épreuve de la différence, de la diversité, du mystère de l’altérité, des langues, des races, des cultures, des genres, des convictions, des origines et des classes, en sachant que chaque être est unique et incomparable.

Il ne s’agit pas de doux rêves, ni d’utopie, ou d’idéalisme, ni de se laisser aller à la lassitude, mais d’éveiller les consciences, transmettre le sens de la dignité et du devoir afin de ne pas favoriser le rapport du loup et de l’agneau, du pot de fer contre le pot de terre. L’interconnaissance et une des conditions de la coexistence et de la contre-violence.

L’écriture, l’âme des mots et la parole, sont des armes dont nul ne peut nous désarmer, mais elles ne doivent pas devenir des armes de discrimination, de stigmatisation, de méfiance, d’hostilité, de mépris de soi ou d’autrui. On ne libère pas les gens par contrainte, par substitution, par ruse, ou culture de l’amnésie. On écoute, on échange, on transmet. Il n’y a pas d’un côté ceux «qui savent» et de l’autre ceux «qui ne savent pas».

Dialoguer c’est sortir des cloisonnements. En quoi, par exemple, le savoir scientifique serait-il supérieur au savoir mystique et vice versa ? Chacun a ses raisons d’être. Il n’y a pas lieu de hiérarchiser les cultures, ou de les opposer. L’échange permet la complétude et l’harmonie, sans confusion. En illustration de cette vision, la tradition raconte qu’après avoir rencontré Ibn Sina (Avicenne), le mystique lbn Abi Khayr dit : « Tout ce que je vois, Avicenne le sait. » Et Avicenne aurait répondu : « Tout ce que je sais, lbn Abi Khayr le voit ».

De même, le célèbre dialogue entre Ibn Rochd et le jeune Ibn Arabi raconté par ce dernier : « Lorsque je fus introduit, Averroès se leva de sa place, manifesta son affection et sa considération, et m’embrassa. Puis il me dit : dans un dialogue de l’esprit : ” Oui. ” (sous-entendu la raison humaine est capable de vérité et de la transmettre). À mon tour, je dis: ” Oui. ” Sa joie s’accrut en voyant que je l’avais compris. Cependant, lorsque je réalisai ce qui avait motivé sa joie, j’ajoutai: ” Non. ” Il perdit ses couleurs, et fut pris d’un doute: ” Qu’avez-vous donc trouvé par le dévoilement et l’inspiration divine ? dit-il. Est-ce identique à ce que nous donne la réflexion rationnelle ? ” Je répondis: ” Oui et non; entre le oui et le non, les esprits prennent leur envol… ! “(Ibn Arabî, Futuhât, I, p. 153-154.)

Dialoguer, échanger, transmettre, entre les générations et entre les peuples, c’est prendre son envol, rester à l’écoute de l’ineffable, de l’indicible, ne pas renoncer à rechercher la voie du vivre ensemble et à transmettre le flambeau, sinon nos descendants seront accablés. L’écrivain porté par son humanité ne tourne pas le dos à la réalité, ne se résigne pas à transmettre, sans rien idolâtrer, ni imposer.