Pour une littérature sans frontières
Je suis heureux de me trouver en Tunisie dont l’Histoire m’a toujours passionné. Depuis avant-hier, je ne cesse de penser que je me trouve tout près de Carthage, un lieu historique où Gustave Flaubert avec son imagination débordante mais aussi la ténacité de ses recherches, sa curiosité et son talent, a situé son roman ‘Salammbô’.
Que se passait-il dans la réalité entre tous ces personnages, si différents par leur culture ou leur origine? Soldats et mercenaires, migrants et sédentaires, tribus africaines ou sémitiques, quel était leur mode de vie? Flaubert nous en a livré certains aspects dans son roman, dans un registre de fiction, comme d’autres écrivains l’avaient fait avant lui pour d’autres périodes de l’Histoire où les actions des hommes se répètent. Ce fut par exemple Hérodote, le premier historien, qui nous a fait connaître des légendes morales ou politiques de la Grèce ionienne, et même de l’Afrique. Puis, en faisant quelques sauts à travers les siècles, nous voici chez vous, en Tunisie, avec le grand historien et géographe Ibn Khaldoun que vous connaissez, certes, mieux que moi ! Cet homme qui a vécu tout ce qu’il nous raconte, guerre, complots et intrigues de Cour, grandes catastrophes, avec un grand souci de vérité, grâce à l’importance qu’il accordait aux sources. Je citerai aussi Marco Polo qui ouvrait à son époque les horizons, alors inconnus, de l’Asie.
À ces époques lointaines et malgré les grandes différences de coutumes, ils avaient le sentiment (sans doute) d’appartenir à la communauté humaine. Grâce à des romans comme celui de Flaubert, on peut les imaginer échangeant leurs idées, leurs expériences, leurs révoltes mais pas seulement…
Mais ce n’est pas cette image idyllique que je voudrais évoquer devant vous. Depuis les récits d’Homère (fondateur de la littérature occidentale) nous savons que les hommes avaient d’autres occupations plus violentes, en particulier la guerre. Avec son cortège de tueries, de viols, de rapts, et cette volonté de vouloir imposer aux vaincus, à l’Autre, sa culture, ses dieux, son dieu.
Néanmoins, au sein des grands empires (Perse, Carthage, Rome, Grèce hellénistique, Byzance et même plus tard dans l’Empire Ottoman) une esquisse de culture de la « tolérance » est apparue, en cas de guerres, notamment, à condition toutefois, que les vaincus respectent les lois et les valeurs du vainqueur ! Je ne peux que penser au Temple construit aux confins de Persépolis, où voyageurs et commerçants pouvaient accomplir des sacrifices à leurs propres dieux. Quel progrès dans la tolérance !
De l’autre côté de la mer Égée, le grand Eschyle donnait avec sa pièce Les Perses, et surtout à travers le chœur, un réel message de tolérance vis-à-vis des vaincus, dans une ville qui venait de vivre l’invasion des armées perses.
De nos jours, les confrontations culturelles, l’incompréhension de l’Autre, la xénophobie, les tensions ethniques, les tensions aux frontières ne font que s’intensifier dangereusement. A tout cela s’ajoute, dernièrement, la fermeture des frontières en Turquie, pour les réfugiés des zones sinistrées par la guerre et le terrorisme. Pourtant, et c’est bien là le paradoxe, nous vivons une époque où le tourisme n’est plus le privilège de quelques-uns, où les échanges culturels, les rencontres, les voyages se multiplient d’une façon spectaculaire, où tout circule à grande vitesse, les images, les livres, les idées, la technologie, les connaissances et les découvertes. Tout ! Même… les déchets toxiques et nucléaires dont les pays producteurs/responsables ne savent comment se débarrasser… L’espace s’homogénéise et nous assistons en plus à une expansion du profane aux dépens du sacré. En même temps, l’intolérance conduit à la haine qui, elle non plus, ne connaît pas de frontières. Un nouveau dualisme s’installe entre modernité et tradition. Ne s’agit-il pas d’un paradoxe capital ?
Dans cet univers, tout le monde parle, écrit, fait de savantes analyses. Mais qui écoute qui ? Qui lit et quoi ? Souvent on a le sentiment qu’il s’agit plutôt d’un dialogue de sourds. Rien n’est clair, tout va vite et tombe dans le vide, dirait-on.
Que peut la littérature faire face à ce déferlement d’images qui impose des modèles de pensée, des expressions et des idées ? Que peut faire la littérature dans une cité où l’on ne cesse de discourir dans la confusion générale ? Internet (que je n’avais pas encore évoqué) résume ce genre de dialogue de sourds où se déchaînent invective, sarcasme, injure, fanatisme et haine des simples d’esprit ! Cette nouvelle force qui fait partie de notre vie quotidienne est, certes, une extraordinaire ouverture au Savoir mais est-ce vraiment une « bibliothèque vivante » ainsi que la désigne/qualifie le philosophe Michel Serres ? Cette surconsommation d’Internet qui sert à d’autres fins que la recherche du Savoir – en particulier chez les jeunes de cette « génération d’internet » – va-t-elle conduire à une dégradation de la littérature, à la fin d’un vrai dialogue ? Le Web, Wikipédia, le portable aux multiples fonctions, l’ont-ils remplacée ?
Face à ce pessimisme qui vous touche peut-être vous aussi, permettez-moi de proposer quelques réflexions sur la littérature.
La littérature, le roman, surtout, peut contribuer à une meilleure compréhension de l’Autre : l’étranger, l’inconnu, peut-être même le voisin inconnu. Elle a aussi le pouvoir de stimuler l’imagination, de promouvoir le dialogue entre les cultures et les religions et même, dans notre société, entre les classes et les couches sociales entremêlées et indiscernables.
Le dialogue entre le roman et le lecteur nous donne souvent l’illusion d’une participation alors que les cultures dominantes nous pénètrent et l’anglosphère (et sa langue triomphante) occupent de plus en plus de place. Il est un peu délicat d’énoncer cette constatation au sein d’assises francophones mais il est vrai qu’aujourd’hui, si l’on n’utilise pas les modes romanesques anglo-saxonnes, américaines surtout (style, forme, thématiques) les chances d’être traduits hors de nos pays sont plus incertaines. Ce phénomène est d’autant plus vrai pour les langues périphériques comme la mienne, le grec, ainsi que pour le finlandais, le hongrois, le tchèque, le serbo-croate et entre autres l’arabe, pour ne pas mentionner les milliers des langues dites autochtones qui sont menacées de disparition.
D’autre part – et cela est rassurant – nous constatons actuellement l’émergence et la traduction en plusieurs langues d’une littérature venue des pays ex-colonisés. L’Inde : Narayan, Salman Rushdie, Arundati Roy ; le Nigéria : Tchinua Achebe, Ghigozie Obioma ; le Liban : Amin Maalouf, Charif Majdalani ; la Tunisie : Tahar Bekri ; l’Algérie: Kamel Daoud, Yasmina Khadra et Boualem Samsal. La liste n’est certainement pas exhaustive. Il ne faut pas oublier non plus les écrivains importants de la génération précédente : le martiniquais Aimé Césaire, le sénégalais Léopold Sendar Seghor, l’algérien Frantz Fanon, et j’en oublie ! Il faudrait, pour être juste, ajouter les auteurs latino-américains, témoins eux aussi d’une période douloureuse.
Les écrivains de la périphérie se trouvent face à un grave dilemme : produire une littérature nationale et introvertie ou une littérature ouverte, extravertie, qui dépasse les frontières culturelles, espérant ainsi que leur production aura plus de chance d’être «exportée ».
L’Orientalisme, forme de l’exotisme, est en train de refermer son cycle. La vie sauvage, la nature exotique ont aussi fait leur temps (sauf si le djihadisme est un Orientalisme inversé, comme l’a écrit non sans ironie Daoud dans un de ses textes récents). On peut même parier que personne n’écrira plus comme Joseph Conrad, Claude Lévi -Strauss, Somerset Maugham ou Rudyard Kipling. Comme thème littéraire dominant, les tristes tropiques ont fait leur temps. La pensée sauvage aussi. Mais il y a peut-être un monde à découvrir à deux pas de chez nous, – c’est sans doute cela le nouvel exotisme vis-à-vis les modifications sociales œcuméniques ! L’altérité est certainement une chose à respecter, la connaissance du voisin une autre, aussi importante.
L’Europe se trouve dans une perspective ambivalente : établir un dialogue avec ses pays membres et écouter, dans le même temps, les aspirations des autres. Comment va-t-elle trancher ? Vivant dans un pays européen en pleine crise économique, politique, culturelle et humanitaire (problème tragique des réfugiés), je ne trouve pas de réponse. Mais je garde quand même ma foi dans les valeurs humanistes et les acquis des Droits de l’homme pour faire face à l’obscurantisme et au relativisme culturel qui menacent notre civilisation. Il s’agit de ces valeurs auxquels certains écrivains parmi nous, comme par exemple Michel Houellebecq, ne semblent plus y croire, comme son dernier roman Soumission l’indique. Et il a certainement ses raisons.
La littérature sans frontières reste, peut-être, la meilleure issue face aux impasses décrites précédemment, pour que s’établisse un vrai dialogue, permanent et essentiel, et pour limiter aussi les dégâts de l’entropie idéologique et les crises humanitaires. Après tout, il y a toujours une mission, un devoir d’ordre esthétique et moral quand on s’expose en tant qu’écrivain : conduire le lecteur à une « catharsis » comme Aristote l’a décrite en en posant les principes de la Tragédie comme genre littéraire.
Je voudrais terminer par les mots du grand poète Tunisien Tahar Bekri :
« Je ne veux pas crier avec les loups, ni être insensible à la souffrance humaine.
Je veux tremper ma plume dans l’encre généreuse et fraternelle,
Non dans l’ivresse du sang».
Mes remerciements à Claire Charnet.