Monologuer à Sidi Bou Saïd !
D’emblée je dirais, que celui qui n’habite pas sa parole n’est pas dans la vie ; fantôme errant dans un perpétuel état de transe, reproducteur des mots morts du clan, de la tribu, du groupe, de la horde.
Or recouvrer sa parole ensevelie sous d’épais sédiments de mythologies, de théologies et d’idéologies n’est pas une aventure aisée. Certains écrits, portés par cette quête de l’autre versant, ne peuvent qu’être salutaires ; ils nous aident à entreprendre ce voyage incertain et périlleux, retrouver des rivages insoupçonnés.
Ainsi, cet engagement (probablement le seul véritable) serait celui d’une incessante recherche de son idiome caché ; sa propre articulation du réel, sa respiration dans l’univers, son empreinte et son incarnation ici-bas : la chair redevenue verbe
Sans l’éveil à son langage, la naissance au monde matériel demeurera mutilée, à l’image d’un oiseau dont l’une des ailes est abîmée ; il ne soupçonnera jamais l’existence de paysages ensorcelants, inédits.
*
Mais pourrions-nous reconquérir un jour notre voix ?
Ne sommes-nous pas condamnés à jouer le rôle de perroquets pour survivre, pour communiquer ? Écho d’une parole irriguée par le néant.
Ou encore, ne sommes-nous pas traversés de multitudes de voix, celles de nos parents, de nos amis, de rencontres qui nous émerveillent, de nos lectures de livres, de nous-mêmes, de l’univers ?
Et ces mêmes voix sont à leur tour habitées d’autres voix, d’autres résonnances… jusqu’au vertige.
Ceci est apparemment notre lot : jouer une partition dans un orchestre interprétant une symphonie inachevée ? Improvisation infinie de l’imprévu. Partage des imaginaires dans l’urgence de dire, solitaires mais solidaires contre les assauts de l’absurde.
*
Quelque part j’écris
Qui parle
ne dit rien
il ouvre la bouche
articule
bouge les mâchoires
remue un peu la langue
mord de l’air
meugle
entre en transe
dessine sa chute
Qui parle
espère chuchote respire change de direction
peut-être une enfance retrouvée l’instant d’un naufrage
ou
étend ses pattes
berce une blessure
saisit un morceau d’os
fait du bois déchu
puis
allume des pays hôtes
Qui parle
rêve
marche sur des étoiles
glisse tombe
dans le labyrinthe des songes des sens des mensonges
Dire
passer d’une rive à l’autre
sortir à l’intérieur
secouer l’absolu
caresser le torse nu du vide
*
Regagnerons-nous jamais notre pays dérobé et ses prairies de lumière ?
Ne sommes-nous pas cette goutte d’eau infime mais sans laquelle il n’y a pas d’océan, comme l’a déclamé Jalal Aldin Al-Roumi ?
Autrement
C’est le silence qui s’installe, le retrait, et parfois, la mort intérieure
*
J’évite ici d’évoquer cette idée de dialogue car je la trouve complexe et minée : elle porte dans son sein un concept majeur, le logos, qui a traversé la pensée humaine depuis des siècles et qui contamine tous les champs du savoir humain. Je serais incapable de m’aventurer dans les dédales de ce continent.
Je dirais simplement « parler » à mes semblables et parfois avec eux. Mais, aussitôt, la première difficulté surgit : parle-t-on jamais à quelqu’un, ou ne faisons-nous, en réalité, que soliloquer, et l’autre n’est, dans ce cas, qu’un miroir ?
L’être humain naît seul et meurt seul, c’est une vérité, mais aussi ne vit-il pas seul et ne parle-t-il pas seul ?
L’homme seul avec sa parole ? Un constat terrifiant, mais plausible et, ses mots ne peuvent que susciter, réveiller, ceux de l’autre ou les abîmer.
La tâche est ardue, car, en vérité : Les mots ne parlent que lorsqu’ils perlent.
*
Et si je « est » un autre, alors il n’y a que l’autre (que de l’autre ?) – cet autre sans lequel nous n’aurions jamais goûté de la solitude ni jamais éprouvé la joie de l’union- ? Et « le moi », dans ce cas, ne serait qu’une illusion qui empêche de voir la vraie vie ?
Pourrions-nous créer une espérance ? Écouter l’autre non pour communiquer mais pour communier ; ouïr l’humain, se rencontrer dans ce no man’s land de l’entre-deux, inventer une nouvelle équation, être reliés au nombril du monde : le temps, comme il se dévoile et le surprendre, l’émerveiller de notre présence ?
Mais il faudrait avant tout fréquenter l’essentiel (un fragment de mon coran intime) ; ce que nous avoue admirablement le grand Ibn Arabi dans son ode :
Auparavant, je méconnaissais mon compagnon
Si nous n’avions la même croyance.
À présent, mon cœur est capable de toute image :
Il est prairie pour les gazelles, cloître pour les moines,
Temple pour les idoles, Kaaba* pour les pèlerins,
Tables de la Thora et livre saint du Coran.
L’Amour seul est ma religion,
Partout où se dirigent ses montures
L’Amour est ma religion et ma foi.