En guise d’Introduction
Quand les gens se rencontrent, ils sont amenés immanquablement à se parler. Un épais bourdonnement enveloppe l’enceinte de l’agora, laissant libre cours à une infinie variété de modulations verbales : chuchotement, confession, déclaration, harangue, plaidoirie, prêche, diatribe… À la faveur de cette polyphonie, une vérité émerge, épouse une forme verbale, se décline en image poétique, devient discours, interpelle l’autre, invoque sa réaction et l’invite au partage.
Quand les gens se rencontrent (surtout quand ils acceptent, ou encore mieux désirent se rencontrer), ils dialoguent. Leur parole circule, examine le présent, revisite le passé, remue l’absence, déconstruit les secrets refoulés, désenchante l’existence ou enchante la vie, bouscule les idées reçues et réinvente les ressorts d’un monde à venir.
Grâce au pouvoir des mots, les idées se bousculent, l’imaginaire foisonne, et le dialogue a tout l’air de se muer en radeau sur lequel ont pris place de surprenantes créatures : récits, fables, aphorismes, litanies, paraboles, apologues, spéculation théorique… La preuve que dans le dialogue, le logos est souvent entremêlé de mythos. Dialoguer a donc pour effet de dégeler la parade lourde de la théorie et de favoriser les conditions d’une écriture libre, légère et débridée. Si bien que les figures qui participent au dialogue, rudes ou attachantes, espiègles ou guindées, participent à un si vif joug verbal qu’elles finissent par briser la linéarité discursive. Mieux encore, elles émiettent et décentrent ce qui se donne pour la Vérité.
De Platon à Paul Valéry, en passant par Sterne ou Diderot, le dialogue a toujours tendance à inscrire le débat intellectuel dans une certaine dramaturgie où sont réunis tous les genres philosophiques et littéraires, la morale et la poétique, le sérieux des enjeux et le ton bouffon de l’expression.
Et pourquoi ne pas imaginer un dialogue qui s’inspire de tout cela ? Surtout au terme de deux jours édifiants passés dans la cadre feutré du prestigieux palais du Baron d’Erlanger, en compagnie de nombreux romanciers, poètes, intellectuels européens et maghrébins, invités à débattre précisément sur la notion du dialogue.
Le dialogue que je vous propose, met en scène Moi et Lui. Ce qui présuppose la présence d’un Il dont on parle et d’un Tu à qui je m’adresse, d’une façon oblique, pour lui transmettre la teneur de mon expérience dialogique. Au gré de ce dispositif qui mobilise tant d’actants (Moi, Lui, Il, Tu), c’est un véritable forum qui s’établit devant nous, un grand cercle dont les contours sont flous, parce qu’ils ne cessent de voir leurs frontières reculer, céder à l’élan soutenu des répliques, en laissant le champ libre à un assortiment de faits minuscules, de bouts de situations, de récits lacunaires, de romans embryonnaires, de références glanés ici et là et beaucoup de non-dits et de mutisme…
Dialoguer a pour vertu de changer le solitaire en solidaire.
* * *
Dialogue entre Lui et Moi
Lui : N’as-tu pas appris la nouvelle ? On dit que notre ami Swanni souffre de délire.
Moi : Depuis quand ? Je l’ai vu, il y a à peine un mois, jovial et bien portant…
Lui : C’est semble-t-il depuis qu’il a déménagé dans son nouveau quartier, loin des siens.
Moi : Il vit désormais seul ?
Lui : À ce qu’il paraît.
Moi : Dans ce cas, mets quelqu’un en face de lui. Et tout ce qu’il débite gagnerait en sens et en sagesse.
Lui : Quoi ? Drôle de potion magique !
Moi : Ne t’étonne pas. On est tous comme lui. Notre parole est délire chaque fois que l’on se coupe des autres.
Lui : C’est si grave, si dangereux que d’être solitaire ?
Moi : C’est moins la solitude qui est dangereuse que le fait de chasser l’autre de son horizon. Isolée, la parole est folie et élucubrations. Partagée, elle devient intelligible et censée.
Lui : Mais, cher ami, ne sois pas offusqué par mon objection ! Comment supporter l’autre, accepter de dialoguer avec lui quand il devient encombrant ? Ou, pire encore, quand il épouse les traits d’un méchant rival ou d’un implacable ennemi qui s’acharne contre nous ?
Moi : C’est précisément dans la rivalité que le commerce avec l’autre s’impose comme le précieux antidote contre le mal de l’isolement, ou encore mieux contre l’épreuve de la mésentente. Swanni délire parce qu’il souffre. Et il souffre parce qu’il n’est pas en commerce avec les autres. Sa parole, j’en suis presque sûr, est un cri, un vibrant et pathétique appel à l’autre.
Lui : Tu veux dire par là que tu souhaites que notre ennemi devienne notre meilleur ami ?
Moi : Ne soyons pas naïfs ! Il arrive, dans certains cas, que la rencontre avec l’autre ne soit pas une partie de plaisir. Mais sa présence devant moi m’est utile, nécessaire, vitale, parce qu’en le dévisageant, je vais retrouver cette partie oubliée de moi-même : mon altérité.
Lui : Dans ce cas, si j’ai bien compris, le besoin de l’autre n’est pas porté par un intérêt pour lui, mais plutôt nourri par un élan narcissique.
Moi : Ne culpabilise pas trop les hommes. Ils en ont déjà assez. Ce ne sont pas les règles morales qui régissent nos relations. C’est plutôt une exigence de notre condition humaine qui nous pousse les uns vers les autres. Mon moi resterait infirme s’il n’est pas complété, nourri par l’apport de l’autre.
Lui : Pour toi, l’autre à cet instant, c’est moi. Je suis ton sauveur contre la folie de ton délire. Je t’écoute et je te parle ; et voilà, tout devient clair, « sensé ».
Moi : Parfaitement ! Et je t’en suis reconnaissant. Tu comprends donc bien que ta fonction, en tant qu’interlocuteur, consiste à combler le vide ou la vacuité qui se loge dans mon être.
Lui : Ce que tu dis là me réconforte, autant que cela me bouleverse. Le besoin de l’autre ne relève pas de notre volonté, mais renvoie à notre nature.
Moi : Ah ! Je vois que notre échange donne des ailes à ton intelligence. Donc cet élan vers l’autre, qu’on l’appelle amour, pitié, solidarité ou devoir, est un écran qui masque l’infirmité de notre être. Pour y remédier, nous devons aller à la rencontre du prochain. Mais, attention ! La promiscuité ou encore la fusion avec l’autre tue le dialogue. En même temps, trop de séparation le rend impossible.
Lui : On ne doit ni trop s’éloigner de son prochain, ni se coller à lui. C’est si subtil pour ma petite tête que j’ai envie de dire que le dialogue ne serait alors qu’un jeu d’équilibriste, ou peut-être même de trapéziste ?
Moi : C’est cela ou presque ! Nous cherchons tous un équilibre, jamais définitivement acquis, entre l’intelligence et la générosité. En tout cas, disons-le simplement : la propension à l’excès, dans un sens comme dans l’autre, tue le dialogue. D’où ce mal-être qui nous envahit face à la chaise vide laissée par l’absent.
Lui : C’est sérieux alors le délire de Swanni. Je vais essayer de convaincre quelqu’un de se mettre devant lui et de lui donner la réplique. Et si cela s’avère nécessaire, j’irais moi-même lui tenir compagnie.
Moi : S’il suscite tant ta compassion, tu peux bien sûr jouer ce rôle, mais seulement dans le cas où tu ne trouverais personne. Car l’idéal serait de désigner celui ou celle par qui le moi a été troublé, lézardé ; quelqu’un avec qui la mésentente, la brouille a provoqué un tel désordre intérieur et donné naissance à un monstre sous forme d’un moi unijambiste et mutilé. Mais je te préviens ! Avec un ennemi, avant d’arriver au dialogue, il faut passer par la négociation.
Lui : Parce que pour vous, négocier n’est pas exactement dialoguer ?
Moi : La différence est évidente, me semble-t-il. Négocier, c’est s’appliquer, en dépit des rapports de force, à résoudre un conflit, à trancher un différend et à s’acheminer vers un terrain d’entente. Dialoguer, c’est plutôt chercher à mieux saisir sa propre pensée, à travers une meilleure connaissance de la pensée de l’autre. Tu vois, la stratégie n’est pas la même, parce que l’enjeu est différent.
Lui : L’intérêt régit la négociation. L’amour de la Vérité nourrit le dialogue.
Moi : Excellent ! Tu vois combien la conversation fortifie ta sagacité. Là, ta pensée se nourrit de deux sources, comme dans un joli jeu de paume où ton geste happe et relance le mien, et réciproquement.
Lui : Puis-je vous poser une question indiscrète ?
Moi : Fais-le, fais-le ! Trop de complaisance a toutes les chances de se muer en hypocrisie. Ou pire encore, notre échange serait réduit à un palabre stérile et trompeur. Impatient de connaître ta question indiscrète ! Va-s-y, courage !
Lui : Vous défendez la présence de l’autre, alors que vous êtes souvent seul. Un ami commun, mais je n’ose prononcer son nom, m’a dit un jour que tu es le chantre de la solitude.
Moi : Retrait plutôt que solitude. Je ne suis pas un fier farouche, ni un endurant misanthrope. J’aime les gens, moi ! Je reçois chez moi amis, vagues connaissances et même d’ombrageux amis communs.
Lui : Ne sois pas offensé par ma remarque ! Revenons à ma question. Pourquoi ta solitude ne cède-t-elle pas au délire ? Tu détiens quelque chose peut-être qui manque à Swanni.
Moi : Je ne suis jamais seul. Mes compagnons sont toujours là, invisibles et présents ; entreprenants, sans se départir de leur discrétion. Mes compagnons me côtoient, m’habitent. Ils sont en moi. C’est pourquoi je me tais souvent, pour bien les écouter. Enveloppé dans le bruissement du silence, je parviens à dialoguer avec eux. Et chaque fois que j’éprouve le besoin de fignoler ma réplique et de réagir au flot de leur parole, j’écris. C’est le mode d’expression qu’ils saisissent le mieux.
Lui : Mais là, tu parles à des fantômes. Swanni délire par l’oral. Et toi tu délires par écrit.
Moi : Tu es expéditif dans ton raisonnement. Quand j’écris, l’écho de mon discours ne reste pas enfermé entre quatre murs, mais il se dilate, s’amplifie, franchit les frontières et suit la course du temps. Je ne suis jamais seul quand j’écris. Je m’adresse à des fantômes, à l’ange, et parfois même au diable. L’essentiel, c’est d’être à deux, à plusieurs. C’est pourquoi, quand j’écris, tantôt je frémis, je m’escrime, je résiste ; tantôt je me laisse bercer par la douceur des mots ou par l’ivresse de lumineux raisonnements.
Lui : Si tu oses converser avec Méphistophélès, tu cours un grand risque.
Moi : Le sort du Docteur Faust ne m’effraie guère. Il faut prendre le risque, s’il le faut, quand le dialogue l’exige. C’est à ce prix que la rencontre avec l’autre devient une passionnante aventure où les périls chasseront les peurs et où l’audace triomphera du repli-sur-soi.
Lui : C’est une fiction ce que tu me racontes là ! Tous les personnages de la comédie sont réunis : le fantôme, le diable, Faust, moi, toi, sans oublier le pauvre Swanni.
Moi : Tu permets que je m’en inspire pour en faire une comédie, comme tu le dis ?
Lui : Je ne détiens aucun pouvoir sur ce que tu écris.
Moi : Bien ! bien ! Puisque tu m’approuves sans réserve, je vais changer le nom de Swanni. Ce n’est pas beau. Ensuite, il se prête à confusion. Swanni qui signifie Vergers chez les habitants de l’Africa, fait penser à Swann, un personnage d’un célèbre romancier du pays des Gaulois.
Lui : Avec tout le respect que je te dois, je trouve que ce nom cristallise à lui seul tout ce que tu cherches à défendre : la rencontre, le dialogue. Que l’un appartienne au nord et l’autre au sud, ils se croisent autant par leur homonymie que par une trajectoire comparable de leur délire respectif. En effet, Swanni et Swann souffrent tous les deux pour avoir été relâchés, le temps d’un dévoiement nocturne, dans les labyrinthes d’une passion contrariée.
Moi : Tu fouines partout, dans les livres, comme dans les rues.
Lui : C’est une spécialité comme une autre. Elle fait de moi l’utile, le précieux, dialoguant dont auront vivement besoin tous ceux qui sont à court d’un donneur de réplique.
Moi : Merci de m’avoir tenu compagnie !