Hassouna Mosbahi · Tunisie

L’échec du voyage arabe en Occident

« L’Europe est un mythe, une idée et une illusion! »[1]

Chez les arabes anciens, l’Occident était toujours cet endroit lointain et sombre comme une nuit éternelle. Dans leur langue, il est synonyme d’exil au dernier degré. C’est la « Ghorba », qui signifie l’état d’un être contraint de quitter sa patrie pour vivre dans un endroit lointain où il sera traité comme un « étranger » et un « intrus », et à jamais exclu et rejeté hors de la vie du pays où il a débarqué. Le voilà donc bien proche des ténèbres de l’au-delà. C’est pour cette raison que les arabes de jadis ressentaient une perpétuelle méfiance, pour ne pas dire une peur, vis-à-vis de l’Occident. Au cours de leurs conquêtes, les musulmans venus d’Arabie se sont abstenus d’aller au-delà de la Sicile et de l’Andalousie, deux régions du sud de l’Europe qui ressemblent plus au moins aux pays de l’Afrique du nord. La raison n’était pas uniquement militaire, mais on a l’impression que les musulmans avaient peur d’être engloutis par cette obscurité où chaque jour le soleil semble se noyer !

Même quand les musulmans eurent étendu leur domination sur des vastes territoires des pays des « Roums », ce sentiment de rejet de l’Occident est resté vif. Les grands voyageurs et aventuriers qui ont atteint les confins de la Chine et la brousse de l’Afrique noire n’étaient en aucun cas attirés par cet Occident demeuré constamment énigmatique et repoussant. Chez les mystiques, les poètes et les philosophes, l’Occident est demeuré synonyme de l’obscurité et de l’exil. Et voilà que le grand soufi Ibn Arabi quitte l’Andalousie, sa terre natale, pour Marrakech. Là il voit dans un rêve fabuleux le trône de Dieu et entend une voix angélique qui lui conseille de continuer son voyage vers l’Orient. Il y partira pour ne plus revenir ! Ibn Khaldoun, qui avait passé une grande partie de sa vie en Tunisie, au Maroc et en Andalousie, décida au seuil de la vieillesse de se diriger vers l’Orient à la recherche d’un remède pour les maux de l’Islam et des musulmans. Après de longs périples, il s’est installé au Caire où il est mort en 1406.

Parmi les livres de voyageurs arabes, on n’en trouve qu’un seul relatant un voyage en Occident, précisément en Russie, qui s’est effectué en 921. L’auteur de ce livre, Ibn Fadhlen, un juge de Baghdad, avait été envoyé par l’émir des Croyants, Al Moktadarbilla, à un roi de Russie qui avait demandé d’être initié à l’Islam. Ibn Fadhlan nous décrit son voyage éprouvant avec une précision fort étonnante, présentant une image sombre et effrayante des régions qu’il avait traversées avec sa caravane. L’obscurité est presque totale. Le froid est si glacial que souvent sa barbe se congèle au point de devenir dure comme une pierre. Plus il s’approche de l’Occident, plus sa sensation de perdition et de mort s’intensifie. Ibn Fadhlen ne cesse jamais de nous rappeler qu’il est dans le pays des infidèles et qu’il est resté, malgré les dures épreuves, profondément attaché aux grandes valeurs de l’Islam, suppliant Dieu le Tout-puissant afin qu’il apaise la grande misère des gens qu’il avait vus tout le long de son voyage.

Chez d’autres voyageurs arabes partis en Orient, nous sentons que tous essaient, en dépit des difficultés qu’ils affrontent, de nous faire partager le plaisir de leurs voyages. Les villes, paysages, évènements qu’ils décrivent semblent une « invitation au voyage », selon le célèbre poème de Baudelaire. Ce n’est nullement le cas d’Ibn Fadhlen ! En décrivant les paysages humains ou naturels qu’il rencontre, il semble s’efforcer de nous dissuader d’aller « là-bas ». Surpris à la vue de femmes se baignant nues dans un fleuve, il détourne vite son regard pour nous rappeler que le but de son voyage est de répandre les principes de l’Islam en mettant sa foi à dure épreuve dans ces régions sauvages !

Après la destruction de Baghdad par les Mongols en 1258, les arabes ont vécu de longs siècles dans un isolement quasi total. Ils ne se sont réveillé qu’au moment où les canons de Bonaparte ont secoué Le Caire en 1798.Les premiers groupes d’étudiants partis pour l’Europe deux décennies après cette conquête, et qui allaient devenir les pionniers du mouvement La Nahda (Renaissance), n’ont jamais écrit une seule œuvre de fiction inspirée de leur voyage. Le livre de l’égyptien Rifaat Attahtawi sur les délices de Paris et ses merveilles, écrit à l’époque de Baudelaire et de Flaubert, paraît, dans sa langue comme dans sa forme, très proche des livres de l’époque de la décadence arabe. Dans ce livre, Paris semble peu différente de ces villes magnifiques des contes orientaux. Elle est à l’opposé de cette grande ville décrite par Baudelaire et Balzac et qui symbolise le mal, la férocité, la corruption, le vice et bien d’autres maux.

Il a fallu attendre la première moitié du xxe siècle pour que ce voyage arabe vers l’Occident enfante les premières œuvres de fiction. Parmi ces œuvres, on peut citer Un oiseau de l’Orient de l’égyptien Tawfik Al Hakim, Le quartier Latin du libanais Souhail Idriss, Voyage de l’émigration vers le Nord du soudanais Tayeb Salih, et Adib de l’autre égyptien Taha Hussein. Dans ces quatre œuvres de fiction, le rejet de l’Occident est le thème principal. Chez ces auteurs, l’Occident redevient synonyme d’obscurité et d’exil (Ghorba), au point de pousser au suicide ou à la folie. Le voilà de nouveau présenté comme une citadelle froide et effrayante où l’homme oriental se perd, ne pouvant jamais retrouver ni l’équilibre, ni la sérénité. Cela se manifeste avec plus de force et netteté dans Adib, ainsi que dans Voyage de l’émigration vers le Nord. Ces deux œuvres présentent plusieurs points communs. Les héros malheureux des deux romans, Adib et Mustapha Said, manifestent à un âge précoce le désir fervent de partir pour l’Occident. Tous les deux sont intelligents, doués, jouissant d’une formidable capacité d’assimilation de la culture de l’Autre, le lointain. Tous les deux réussissent rapidement à s’identifier à l’Occident et à sa manière de vivre. A Paris, Adib s’adonne totalement à la vie fiévreuse de cette grande ville. Ainsi fait Mustapha Said à Londres. Chacun d’eux est confronté à une fin tragique : Adib sombre dans la folie, alors que Mustapha Saïd se suicide dans le Nil. Mais tout cela ne doit pas cacher des différences entre l’égyptien et le soudanais. Dès le début, Adib se présente comme un personnage rebelle, en conflit avec les traditions et surtout avec l’université théologique Al-Azhar, où il étudiait. Il se permettait de se moquer des grands Cheiks et de ridiculiser leur manière de vivre et de penser. Cherchant à les fuir, il déploie d’énormes efforts pour partir en Europe. Et le voilà dans un bateau pour la France après avoir divorcé, non « par ennui et étouffement » provoqués par la vie conjugale, mais parce qu’il sait fort bien qu’il ne peut pas rester là-bas « fidèle à sa femme musulmane ». Etant sûr qu’il allait « se plonger dans la pécheresse, il veut assumer tout seul les conséquences de ce choix ».

Dans le bateau qui l’emmène à Marseille, Adib est pris de panique. Une violente nostalgie s’empare de lui et on a l’impression qu’il regrette réellement son voyage. Il essaie d’imaginer le pays où il a décidé d’aller, mais c’est l’image de son propre pays (l’Égypte) qui le hante. Il essaie aussi de se voir étudiant à la Sorbonne, mais c’est plutôt sa vie à l’université Al-Azhar qui prédomine. Même les femmes parisiennes se présentent, dans son esprit, semblables à sa femme qu’il avait abandonnée. Alors que le bateau s’approche de Marseille, la vie européenne lui paraît comme une mer très profonde et très agitée, où le désir et la douleur, le bien et le mal, s’entremêlent. Sentant qu’il est voué à l’échec, son pessimisme et sa panique redoublent de férocité. Mais tout cela se dissipe après le premier verre de vin pris dans un bistrot à Marseille. Et le voilà prêt pour l’aventure qui lui permettra de jouir de la beauté de la vie et des femmes. Maintenant, il ne peut ni reculer, ni s’arrêter. Il est pareil à « cette chose lancée du haut d’une montagne et qui ne peut retrouver son équilibre qu’une fois qu’elle a atteint la plaine ». Après une période de plaisirs intenses, Adib est de nouveau enthousiasmé par les études. En peu de temps, il arrive à réaliser certains de ses objectifs universitaires. Mais sa soif pour les plaisirs s’empare de lui encore une fois. Dans une lettre à un ami, il écrit: « Musset avait raison quand il compare le cœur de l’être humain à un récipient profond ; et, si le péché touche son fond, on ne peut le purifier même usant des eaux de toutes les mers du monde. Mon cœur est ce récipient où le péché s’est infiltré. J’ai essayé de le purifier, mais j’ai constamment échoué. J’ai bien réussi à satisfaire mes professeurs ; j’ai un grand nombre de livres. J’ai énormément travaillé. Je me suis attaché à certains bons principes de la vie européenne, mais l’échec a été toujours mon sort. Je crois que le péché qui ronge actuellement mon cœur et mon âme m’interdit la moindre pause».

Adib passe le dur hiver de l’année 1917 à Paris. Les gens souffrent de froid, de famine, et des premiers bombardements. Mais il refuse de quitter la ville qu’il aime, se prenant pour le grand défenseur de la civilisation occidentale. A son ami, il écrit: « Je resterai à Paris même si j’y meurs. J’aime cette ville et j’aime y vivre jusqu’au bout ». En ces temps durs, il tombe amoureux d’une certaine Hélène. Mais l’échec de cette histoire d’amour violente rend Adib paranoïaque. Maintenant, il se sent attaqué et méprisé par tout le monde. Sa paranoïa continue à s’aggraver et à la fin il sombre dans la folie.

Si Adib arrive en l’Europe étant déjà un homme mûr et expérimenté, le soudanais Mustapha Said débarque à Londres alors qu’il n’a pas 20 ans. Contrairement à Abib, il ne s’accroche pas au passé. Il ne fait cela qu’après le cuisant échec de son voyage en Occident. Dès le début, il part vers l’aventure « comme une flèche ». A son arrivée à Londres en 1917, la Grande Bretagne peine à sortir de l’ère victorienne, et la guerre fait encore rage. Les bars de Chelsea et les clubs de Hampstead l’attirent. Il lit la poésie, parle de religions, d’art et de philosophie spirituelle, n’ayant qu’un seul objectif, celui de conduire chaque nuit une nouvelle femme dans son lit. Toutes ses victimes étaient des passionnées de l’Orient, de ses climats tropicaux, de ses soleils ardents, de ses horizons couleur de rose au lever et au coucher du soleil. Mais Mustapha Said est « le sud toujours attiré par le nord et le froid ». L’Orient est pour lui une chambre embaumée de santal et d’encens, un lit bourré de coussins de plumes d’autruche, des petites lampes rouges, bleues, violettes, installées dans des coins précis, un bain avec une odeur forte et excitante, des miroirs accrochés au mur pour se regarder jouir avec une de ses victimes toujours plus nombreuses.

Malgré cette vie de débauche, Mustapha Said arrive à obtenir les meilleurs diplômes des universités britanniques et réussit à devenir une personnalité séduisante et distinguée dans les milieux londoniens. Le jour, il est plongé dans les théories de Keynes et les pièces de théâtre de Shakespeare. Le soir, il part pour ses conquêtes féminines. Trois de ses maîtresses se sont suicidées à cause de lui. La troisième, Jane Morris, s’est entêtée à le faire souffrir jusqu’à lui faire perdre tout contrôle de soi-même. Par une nuit froide, il lui enfonce un couteau entre les seins alors qu’elle criait: « Je t’aime mon amour ! ».

Après des années de prison, Mustapha Saïd revient dans son pays et s’installe dans un tout petit village sur les rives du Nil. Pour enterrer son passé et se débarrasser de ses spectres, il se déguise en simple paysan et se marie avec une femme analphabète, se livrant à une vie simple et calme dépourvue de toute agitation. Mais le souvenir ne cesse de le hanter et de le faire souffrir. Par une journée d’automne, il se jette dans le Nil, mettant fin à sa vie.

Les auteurs des deux romans appartiennent à deux générations différentes. Taha Hussein, né en 1889, est l’un des grands maîtres du mouvement La Nahda. Son mérite est d’avoir modernisé la langue et la littérature arabe au début du siècle. Quant à Tayeb Salih, né en 1929, il est l’un des plus brillants de cette génération qui se référait à Taha Hussein le considérant comme son maître spirituel. Cela n’a pas empêché que les deux auteurs arrivent au même résultat : l’échec du voyage arabe en Occident. Et c’est peut-être cet échec qui explique le mieux la permanence de cette tension aiguë entre le monde arabe et l’Occident.

Appartenant à une autre génération, celle venue au monde à l’époque des indépendances nationales, j’ai fait aussi l’expérience du voyage en Occident. Mon premier voyage à Paris s’est effectué au printemps de l’année 1981. C’était le moment où le socialiste François Mitterrand avait réalisé son grand rêve en faisant son entrée triomphale au Palais de l’Élysée, et la capitale française semblait partager sa joie et son bonheur. Pour la première fois dans ma vie, j’ai senti que je vivais la liberté réellement ; je la respirais dans l’air en me promenant ; je la caressais et l’embrassais comme si je caressais et embrassais ma bien-aimée. Et voilà que je décide subitement de vivre en exil volontaire, pas en France mais en Allemagne (Munich) dont l’histoire tragique m’a toujours fasciné. Ne parlant pas la langue de Goethe, les premières années étaient assez dures, mais j’ai pu résister à toutes les épreuves. Mes amis allemands, ainsi que les écrivains, les poètes et les philosophes que je lisais, m’étaient d’une grande aide dans les circonstances les plus difficiles. J’ai fréquenté à Munich et à Berlin des exilés irakiens, syriens, palestiniens et autres. La plupart d’entre eux vivaient en petits groupes fermés, en marge de la culture allemande. Ils se limitaient à écrire dans leur langue maternelle des poèmes et des petits textes décrivant leur solitude et la misère de leur vie quotidienne. Certains essayaient de fuir leur détresse en se livrant à une vie frénétique. Leurs échecs et leur misères les rendaient agressifs, haineux, vantards, cupides, épris de mensonges et d’illusions. Et quand ils s’apercevaient dans les rares moments de lucidité que leur échec est total, ils éclataient en sanglots même dans les lieux publics !

Mon roman Adieu Rosalie est le fruit amer de mes longues années d’exil volontaire. Miloud, le personnage central, est originaire de Kairouan, la première ville sainte en Afrique du Nord. Appartenant à une famille pauvre, croyante et très attachée aux vieilles traditions, il perd la foi à l’âge de 17 ans après avoir lu L’Étranger de Camus. Amoureux d’une belle étudiante gauchiste, il accepte sous son influence de fréquenter des cercles révolutionnaires clandestins. Arrêté, il est condamné à deux années de prison. À sa libération, il décide de fuir son pays. Et le voilà en Europe allant de ville en ville à la recherche d’une gîte et d’une situation stable. Finalement, il s’installe à Munich. Sans amis et sans amour, il sombre dans l’alcool, trouvant dans le monde des illusions un refuge presque permanent. Le froid et l’obscurité des hivers longs précipitent sa déchéance et son aigreur. Dans ses délires, réveillé ou endormi, il ne cesse de parler de Rosalie, une femme qu’il avait aimée lors d’un voyage à Tanger. Et, par un début de printemps, il part pour cette ville, espérant retrouver cette femme et revivre en sa compagnie une belle histoire d’amour. Mais, à la fin du roman, on s’aperçoit que cette belle Rosalie n’a jamais existé ! Et le pauvre Miloud se trouve contraint après maintes mésaventures de quitter Tanger la mort dans l’âme. Dans le bateau qui l’emmène vers l’Espagne, il sent qu’il n’est qu’une épave perdue entre un Orient qui le renie, et un Occident qui le rejette !

Miloud n’est pas un personnage imaginaire, mais plutôt un personnage réel que j’ai connu à Munich ou ailleurs, et avec lequel j’ai partagé l’amertume et la misère de l’exil alors que le monde arabe sombre de nouveau dans le fanatisme, l’obscurantisme, et les horreurs du despotisme et des identités meurtrières selon l’expression de Amin Maalouf…

 

[1] A. Laroui