Faouzia Zouari · Tunisie

Histoire de maternité, d’utérus et de jumeaux : ou, comment préférer au dialogue l’altérité [1]

Il y a quelques années, en Arabie Saoudite, un bébé de sexe féminin, à peine âgé d’un an, a été diagnostiqué… enceinte. Les médecins ont expliqué que la mère de la petite aurait conçu deux embryons dont l’un se serait développé à l’intérieur du ventre de sa sœur ; c’est un peu compliqué, cela fait poupées russes, mais cela arrive. On appelle cette anomalie « les jumeaux parasitiques ».

Ce diagnostic n’a pas convaincu les croyants qui ont dénoncé la manie de tout expliquer par la science. Pourquoi ne pas admettre que, derrière ce phénomène, il y a Dieu, tout simplement, désireux de signifier à Ses créatures que tout est possible à partir du moment où Il le veut ? Beaucoup d’internautes musulmans ont décelé dans cette étrangeté une preuve de la présence et de la puissance d’Allah, voire le signe de la fin prochaine du monde : ces jumeaux ainsi encastrés l’un dans l’autre, c’était la preuve évidente de trop de fasad, entendez de « débauche »...

Les chrétiens ont fait le rapprochement avec Jésus. Le bébé à naître, s’il naissait, serait l’enfant de Dieu, comme le Christ, puisque n’ayant pas eu de père. Avouez que c’est pour le moins insolite de voir arriver le Jésus nouveau, – qui, de surcroît, pourrait être une fille – en Arabie ! Certains ont comparé la petite à la Vierge Marie, – elle s’appelle Myriam, ça ne s’invente pas – puisqu’elle est enceinte sans avoir jamais été touchée par un être humain…

Que réserve la loi des hommes à cette petite, si elle devait être jugée. Quel décret appliquer, quelle fatwa édicter ? Jusque-là, tout était facile : on pouvait battre les femmes insoumises, enfermer les folles et brûler les sorcières, voiler les impudiques et coffrer les adultères, mais que peut-on faire contre une fille qui naît enceinte ? Quel code de conduite, quels châtiments sont applicables aux fillettes porteuses de bébés non identifiés ? Il y a bien faute, pourtant, fornication clandestine, à n’en pas douter. Puisqu’il y a grossesse, il y a un mâle caché et une vierge qui n’a pas gardé jalousement son hymen. Si on laissait faire les intraitables gardiens de « l’honneur familial », je suis sûre qu’ils s’ingénieraient à trouver un châtiment pour la petite Myriam… Il en est ainsi, pourtant ! Quel que soit celui qui en décide, Dieu, la nature ou le hasard, on peut naître femme avec son péché, on peut décider de devenir marginale avant de voir le jour, on peut se soustraire à la morale et jouer à papa maman dans les abris les plus insolites.

Pourquoi je raconte cette histoire ? Parce que je veux me référer aux mots « conception », « embryon », « utérus », (et non aux mots « conflits », « front », « tribus », « tranchées ») et ne peux m’empêcher de faire un lien avec la langue étrangère, le français. Si l’on persiste à dire, à raison, que l’arabe est ma langue maternelle, je pourrai affirmer que le français est la langue que je portais alors que maman me portait encore. Le français est ma « langue utérine ». Voilà ce que j’appelle, plutôt que le dialogue, l’altérité.

Mais alors, comment dialoguent les deux langues ? Qu’advient-il de l’arabe lorsque j’écris en français ? Il y a tout lieu de penser qu’il se tait, se recroqueville, s’en va, et probablement qu’il meurt de ne plus dire. Mais c’est faux. Car la langue première continue à demeurer en moi comme une ombre translucide. Elle donne le tempo à défaut d’énoncer le temps. Elle se fait murmure, souffle, silence. Elle est la source à laquelle j’ai tourné le dos sans qu’elle cesse d’être la source.

Tout autant que le contenu ou les personnages, la mesure donnée par la première langue est un élément de base de mon écriture. Elle fait aller le récit français à une vitesse arabe. Elle secoue la syntaxe et inverse l’ordre des mots ; ralentit les paragraphes au moyen de répétitions propres au discours oriental ; ponctue beaucoup, disperse des rimes à tous les coins de phrases, et risque parfois d’enliser l’histoire dans des métaphores oniriques, des suppositions si subjectives qu’elles en deviennent irrationnelles.

L’arabe m’est une nécessité respiratoire. Il est la base sourde de ma rythmique française.

Et les voilà qui coulent, ces lettres nouvelles, dans le lit de la langue ancienne, en épousent les creux et les saillies. Avec le temps, j’ai dû rétrécir, tailler dans le français, aérer, faire des ourlets, sinon ça filait… Mais j’ai dû aussi couper dans le sentiment, la poésie, l’épanchement, le lyrisme, tout ce fond d’une société arabe qui aime à « pleurer sur les ruines ». Et, si je ne retenais ma plume, la page se remplirait d’adjectifs aussi désincarnés que Dieu et aussi lointains que la lune, de superlatifs lancés au galop, d’interjections mimant la puissance des glaives et le chant des martyrs…. La ponctuation change, je veux à tout prix accélérer la cadence, je pose la virgule où cela me chante, je mets des tirets là où il ne faut pas, et des points d’exclamation en surnombre !

Ce rythme de la psalmodie coranique et l’amour de la rime ancrée chez les Arabes sont si fortement en moi qu’ils me font parfois choisir la musique des mots français avant leur sens, de sorte que je ne suis pas toujours sûre de la signification d’un vocable, mais je suis certaine de son bon emplacement dans la phrase. Les miens ont toujours été les maîtres de l’assonance.

Il serait faux de croire que la langue française me sert de réservoir où je transfère la pensée arabe. J’y donne le rythme, oui, non la pensée. Je ne fais pas glisser impunément les idées de mon monde en prenant des précautions pour qu’elles ne s’altèrent ni changent de forme. Je les soumets au pouvoir de la deuxième langue. Au risque d’une altération. Je laisse l’alchimie de la phrase française se moduler selon la cadence arabe, décider du sens, voire du récit lui-même. Les personnages se transforment et leurs itinéraires se modifient, les situations m’échappent, les paysages acquièrent d’autres formes, parce que l’architecture de l’expression, la courbure de la phrase, la tyrannie de la métaphore, l’inclinaison du mot, en ont décidé ainsi. Combien de fois n’ai-je pas couru derrière mon intrigue de peur que la langue et la musique me la dérobent et lui substituent leur propre intrigue… Tout cela est la faute de l’arabe qui dessaisit le français du sens au profit de la rime, qui sacrifie le mot pour sauver le tempo.

Alors, il faut se laisser faire, se dire qu’il y a plus qu’une langue, un univers linguistique en soi, un pays de mots, d’histoires, d’imaginaires. Tout le travail consiste à s’y faire une place, tout chargé de ses métaphores d’origines, ses récits, ses rêves, et commencer à tailler l’effigie de ses ancêtres sur les branches d’autres ancêtres, à cultiver ses champs de mémoire sur des terres déjà retournées, à faire silence au profit des voix intérieures, à fonder d’autres mausolées et à se recueillir sur d’autres pierres tombales.

Je me tiens ainsi, à la jointure de ces deux planètes/langues. Plus complémentaires et plus complices qu’on ne le croit. N’est-ce pas là la vraie place de l’écrivain, trait d’union entre des univers dits opposés et des identités dites meurtrières ?

 

[1] Ce texte est un extrait du prochain livre de Fawzia Zouari, Molière et Shéhérazade.