Chris Stewart · Royaume Uni

Córdoba, lejana y sola [1]

Pour commencer, permettez-moi de me présenter, dans le but d’éclairer ce que je vais vous dire. Je suis tondeur de moutons et fermier, autrement dit, agriculteur. Si j’en juge par ce qui est dit de vous dans le programme, vous êtes des écrivains, des penseurs, des intellectuels et universitaires euromaghrébins. Ce qui explique ma présence parmi vous, c’est que, à ma modeste mesure, je suis écrivain moi aussi, ou, pour être plus précis, j’ai connu certain succès avec mes livres. Il vous est permis de vous demander ce que peuvent bien écrire les tondeurs de moutons. La belle affaire : j’écris sur les moutons… mais aussi sur les poulets et d’autres animaux, par exemple les rossignols.

J’habite près d’ici, dans al-Andalus, près de Grenade pour être précis. Dans la ville de Grenade, il y a deux citations que les citoyens ont prises tellement à cœur qu’elles apparaissent partout dans la cité, peintes sur les carreaux de faïence ou azulejos. La première dit : « Faites-moi l’aumône, madame, car il n’y a rien de pire dans une vie que le malheur d’être aveugle à Grenade ». Je ne sais pas d’où vient la citation, mais c’est bien vrai : il est dommage de ne pas pouvoir jouir de la vue de certains quartiers, qui sont d’une grande beauté. La deuxième vient de l’ancienne Rome. J’ai collé ces carreaux sur le mur de ma maison parce que pour moi ils sont très éloquents : « L’agriculture est la profession la plus appropriée au savant, la plus nécessaire au simple d’esprit, et l’occupation la plus digne pour tous les hommes libres ». C’est de Cicéron.

Quant à moi, j’écris sur la vie simple de l’agriculteur, sur les joies que procure la fréquentation de la nature, sur les plaisirs du travail physique et créatif… Et j’écris – même si cela peut paraître prétentieux – des textes drôles.

À dire vrai, je n’avais pas vraiment envie d’assister à la réunion d’aujourd’hui. J’étais nerveux ; me sentant comme un poisson hors de l’eau… Mais maintenant je suis heureux d’être ici et je suis bien conscient du profit personnel que je vais en tirer. Pour commencer, à part des listes d’errata, c’est la première chose que j’ai écrite depuis au moins deux ans… Si je me souviens bien, la dernière fois que j’ai pris la plume, c’était ici à Tunis aussi, pour « Les identités plurielles ». Si je suis heureux, c’est que j’ai plaisir à écrire. Je suis sûr aussi que des choses intéressantes vont naitre de cette rencontre. Par exemple, comment on peut rendre en arabe l’idée d’être un poisson hors de l’eau ? Bien sûr, on m’objectera que mes attentes ne sont pas très ambitieuses. Ce n’est pas exactement le genre de préoccupation qui va mettre le monde en feu (ni éteindre les flammes dans ce cas), ou apporter de l’harmonie, de la “convivencia”[2], encore moins un travail digne aux peuples de cette région du monde si agitée… Mais, même modeste, c’est un bon début.

Vous voyez que je ne sors pas de la ferme très souvent, aussi suis-je facilement content. Donc je suis très heureux de me trouver ici, et je voudrais remercier Son Excellence Laura Baeza de m’avoir invité. Je suis heureux aussi d’avoir l’occasion de me poser quelques instants pour rassembler quelques mots sur le thème de ‘Littérature et Dialogue’ et plus spécifiquement sur l’importance indéniable du dialogue.

C’est vrai, et bien vrai : le dialogue est essentiel ; il faut maintenir ouvertes les lignes de communication même si les situations empirent. Ce que je dis là n’est pas très polémique, j’en conviens. Si je me permettais ici de dénier l’importance du dialogue, je passerais pour un imbécile, car comment pourrais-je ne pas aimer le dialogue, puisque j’en vis. Il est clair que la littérature, l’écriture, est une forme de dialogue. On ne travaille pas dans le vide, on s’adresse à des lecteurs. C’est un processus qui fonctionne dans les deux sens parce qu’on doit tenir compte des goûts et des préférences de son public. C’est pourquoi je me garderais bien d’introduire dans un de mes livres un chapitre sur le thème de littérature et dialogue. Ce n’est pas ce que mes lecteurs veulent, pas ce qu’ils attendent. Ils veulent entendre parler de moutons et des poulets, de ma famille et de moi. Ils veulent qu’on leur dise que tout va mal pour, à la fin, trouver le moyen de réparer les dégâts puis rire tous ensemble. C’est une formule assez simple mais qui m’a bien servi. J’ai vendu beaucoup de livres et on les a traduits en dix-sept langues, j’en ai fait le décompte… dont le français, l’allemand, le japonais, le chinois… et oui, même l’arabe.

En arabe l’édition était assez limitée, deux mille exemplaires, je crois. Quand-même, deux mille exemplaires, ce sont deux mille livres, qui se trouvent encore, du moins je le suppose, quelque part dans l’énorme territoire de la langue arabe, où ils font ce que font les livres : ramasser la poussière, ou peut-être faire rire ou faire penser, ou même émouvoir quelqu’un ou même changer une vie…, exactement comme le fait le dialogue.

J’ai été étonné et très excité à l’idée d’être traduit en arabe, heureux d’imaginer que peut-être ma manière de penser, si curieuse par bien des aspects, pourrait y éveiller quelque intérêt. Mais j’ai bien du mal à y croire. C’est peu probable et je crains que mon livre n’ait été qu’une flamme vite éteinte, une curiosité éphémère, et qu’elle a échoué à prendre d’assaut le monde islamique. Car c’est bien cela que nous, écrivains, voulons réaliser avec nos dialogues : faire le monde meilleur, soit par des avancées infinitésimales, soit par de grands sauts et de grands bonds.

Parfois j’écoute des réactions de ci et là : les espagnols, paraît-il, aiment mes livres ; ils les font rire et on me dit que j’ai créé une représentation émouvante du paysage et des paysans de l’Espagne… Souvent on a besoin d’un étranger pour cela. Les allemands pensent que c’est plus drôle en allemand qu’en anglais – ce que je n’aurais jamais imaginé. Les polonais et les estoniens les trouvent romantiques, comme il se doit. Je n’ai pas reçu de réactions de l’Orient. Sauf de Chine, où le titre de mon premier livre est Un ciel composé de fromages, de moutons et de guitares : un drame ridicule en Andalousie. Je n’ai jamais rien entendu du côté du monde arabe. Je voudrais bien savoir comme il a été reçu. Pour rester dans l’esprit du dialogue, je vais vous poser la question.

Je suis loin d’être la première personne qui a écrit sur ce thème là ; c’est un genre qui était vivant déjà à l’époque de l’Empire Romain. L’écrivain se trouve désenchanté face à la vie urbaine, face au spectacle de la stérilité spirituelle du monde moderne. Ainsi, il préfère se déplacer vers des contrées sauvages et y mener une existence plus simple. Puis il offre à ses lecteurs ses contemplations et observations sur sa nouvelle vie et sur le monde qu’il a laissé. Ce genre est très populaire dans le monde occidental, où il existe, comme on peut bien comprendre, beaucoup de désillusion. Aux ingrédients conventionnels du genre j’ai ajouté une profonde inquiétude pour l’avenir de notre pauvre planète si cabossée, sans oublier ses habitants… et un humour typiquement anglais, du moins je le suppose.

Dites-moi je vous prie : le plaisir de faire du compost ; le délice que produit la contemplation d’un troupeau de moutons contents, plongés jusqu’aux genoux dans l’herbe profonde ; la beauté parfaite d’un œuf ; un olivier ou un oranger bien taillés…, est ce que ces choses-là ont quelque résonance dans le monde arabe moderne ? Je voudrais bien le savoir, parce qu’il y a une toute petite partie de mon cœur qui aime le monde arabe, et même, avec certaines réserves, le monde islamique.

J’habite dans les Alpujarras, qui étaient le dernier territoire d’Islam en Europe, même après la chute de Grenade en 1492. J’ai beaucoup d’amis et de voisins musulmans, auxquels je vends des agneaux… et j’ai même appris comment faire face à La Mecque et prononcer « Bismillah al rahman ar rahim » quand j’abats de temps en temps un mouton pour eux. La beauté de l’architecture et de la décoration islamique est tout autour de moi quand je voyage dans les villes et les villages d’Andalousie. Je travaille aussi comme guide dans les montagnes où j’habite, et j’aime beaucoup parler avec mes clients des merveilles de Cordoue, l’ancienne capitale du Califat, et, comme on l’appelait, l’ornement du monde.

Vous connaissez déjà tout cela mais je le vais vous dire encore une fois, de toute façon parce que cela m’amuse et j’espère qu’il vous plaira de l’entendre une fois de plus.

Au xe siècle (EC), Cordoue était la plus grande cité au monde après Bagdad… Constantinople et Rome étant alors en déclin. On dit que, dans la Cordoue du xe siècle, il n’y avait pas moins de quarante mille livres – et je sais que, vous qui êtes des lecteurs et des écrivains, vous allez dire que quarante mil livres, ce n’est pas beaucoup – mais on doit se souvenir que, lorsqu’il y avait quarante mille livres à Cordoue, il n’y en avait que soixante mille dans le monde entier, en comptant les livres de Cordoue.

Cordoue était alors le vrai centre des études, un phare de lumière dans la nuit obscure des époques noires de l’Europe. Les lettrés et les érudits du monde entier se précipitaient dans la cité en apportant avec eux tous les savoirs de l’ancien monde. Ils apportaient la musique, la mathématique, la médecine, la philosophie, la poésie, l’astronomie – et même la gastronomie – l’algèbre, la géométrie, les linguistiques… la liste n’est pas close.

Cordoue était le conduit, le moyen par lequel toutes les éruditions et savoirs de l’ancien monde sont arrivés dans notre monde d’aujourd’hui. Là on traduisait de l’arabe et en arabe, le latin et les autres langues de l’érudition. Cordoue était une cité d’apprentissage, de traductions, une cité de dialogues. On devrait penser de temps en temps à Cordoue, depuis l’obscurité dans laquelle nous vivons aujourd’hui.

Peut-être pourrions-nous considérer cette réunion d’écrivains que nous formons aujourd’hui, de penseurs, réunis ici par la vision et l’espoir de Laura Baeza, comme une Cordoue momentanée. Il me plaît à penser que les amitiés que nous trouvons ici, les idées que nous échangerons, les délices terrestres que nous allons partager, de tout cela nous nous souviendrons comme d’une semaine au cours de laquelle l’ancienne Cordoue est venue à Tunis… et que nous y étions.

 

[1] En espagnol dans l’original; traduction: “Cordoue, lointaine et solitaire”(note de l’éditeur).

[2] En espagnol dans l’original; traduction: cohabitation, coexistence (note de l’éditeur).