Se libérer du cadavre
Je vais parler de la littérature en tant qu’ambassadrice de bonne volonté et de bonne foi.
De tous temps, la littérature, la bonne littérature a été ambassadrice de bonne volonté et de bonne foi, dans le temps de guerres et les temps de paix, si la paix existe, et dans le temps de l’espoir. Elle voyage sans mensonges et avec beaucoup de mensonges en même temps. Elle parle sans limites, d’Apulée à Dany Laferrière, en passant par Baudelaire, Cervantès et les autres, qui ne dorment jamais pour réveiller dans toutes les générations les langues et les cultures : je veux dire la bonne littérature. Elle est au-dessus des guerres. Pendant les guerres elle est contre les guerres, tout en étant dedans. Elle réconcilie les religions qui sont, depuis la nuit des temps, en guerre les unes contre les autres. On s’entretue pour l’appropriation de Yahvé, de Dieu ou d’Allah, peu importe le nom. Et les religions persévèrent dans leurs guerres, les religieux persévèrent dans leur fanatisme, les littératures persévèrent dans leur amour et les écrivains persévèrent dans leur voyage.
Nous, écrivains Maghrébins et Arabes, nous tissons nos textes dans un contexte d’absurdité, de folie, de peur et d’espoir en même temps. Dans les langues arabe, amazigh, français et dans les dialectes magnifiques, nous écrivons, noyés d’abord dans une société où le passé hante le présent, le possède, le colonise … Pour que la littérature soit ambassadrice de bonne volonté dans les pays de l’autre, au prix de l’autre, il lui est demandé de savoir comment parler, d’abord à soi-même de soi-même. D’abord et avant tout, l’autre n’est que le moi dans un miroir de l’autre. Pour que la littérature, la bonne littérature soit capable de parler à l’autre, à soi-même, il faut que les écrivains, nos écrivains maghrébins, se libèrent du poids de ce passé agressif et possessif. Nous sommes les enfants malheureux d’une longue dynastie d’échecs. Nous sommes les enfants aussi de la déception. Partout, les murs d’interdiction, de lamentation ou de désolation sont dressés dans les têtes, dans les textes et dans la cité.
Dans ce monde arabo-musulman, né avec une pathologie historiquement génétique, le rendez-vous avec la modernité est presque raté. Cette défaite perdue s’explique à mes yeux par l’échec de l’intelligentzia religieuse, politique, technique, littéraire et philosophique. La racine de cette faillite chronique généralisée a trouvé sa terre fertile dans la façon avec laquelle notre intelligentzia examine, lie ou analyse son histoire, détourne l’histoire, dans la façon avec laquelle cette intelligentzia noue son rapport avec le patrimoine local et universel. En somme, la façon avec laquelle elle compose avec le passé, avec hier. Nous sommes une société qui, depuis le Vème siècle de l’hégire, le XIème selon le calendrier grégorien, fuit son temps réel, son miroir ne cherchant que refuge dans son passé. Elle, la société, avance dans le non-sens. Une société qui sacralise aveuglément le passé et ceux qui l’ont fabriqué. Dans un état pareil, le passé -notre passé- n’hésite pas à remplacer le futur dans notre vécu comme dans notre imaginaire collectif. Confortablement, le passé occupe la place du présent. Sacraliser le passé, c’est un signe de fanatisme. Nous vivons dans une société forgée dans une culture qui rejette le temporel. Sacraliser le passé, c’est cultiver le blanchiment de l’Histoire. Bannir la critique, c’est blanchir le patrimoine. La maladie dite maladie de sacralisation du passé est par excellence une pathologie arabo-musulmane chronique qui ronge l’intelligentzia.
Nous sommes aussi la société de la diabolisation. Diaboliser la raison, la critique, l’analyse, combattre la différence ou diaboliser tous ceux qui refusent d’accepter les règles imposées par la discipline du troupeau. Nous sommes une société intellectuelle née, faite dans la peur de la critique. On rejette les questions gênantes et on adhère à la réponse prêt-à-porter. Le passé réfléchit à la place du présent. Sacraliser, cela signifie ne pas penser, ne pas critiquer, se contenter de valider et valider uniquement. L’Histoire n’est que le produit infini des hommes et des femmes. L’Histoire n’est pas le fruit des anges ou du diable. Les révolutions sont le travail des hommes. Tout travail humain est temporel et incomplet. Nous avons beaucoup et longtemps menti sur nous-mêmes et sur notre Histoire avec « H ». Nous avons menti à nos enfants et nous continuons notre mensonge. Quand l’Histoire devient une zone parfaite, intouchable, cela signifie qu’un acte de blanchiment de cette Histoire est en cours. La vérité, dans sa proportionnalité historique est violée. Depuis 15 siècles, le passé ressemble à un cadavre en phase de décomposition avancée. Tantôt, nous le portons sur nos épaules, tantôt nous le traînons en nous. Un cadavre qui ne dit pas son nom. Il s’appelle le « passé sacré ».
Le dialogue des littéraires est d’abord de se libérer de ce cadavre que nous portons en nous, le passé sacralisé. Pour que l’écrivain s’élève au rang des ambassadeurs de bonne volonté, dialoguer avec l’autre et demander que son texte, roman ou poésie soit un espace où le droit à la citoyenneté passe avant la démocratie, le droit à la citoyenneté passe avant la religion, la citoyenneté avant la nationalité. Il n’y a pas de citoyenneté sans le respect à la diversité confessionnelle, à la diversité linguistique et au respect des droits de l’homme et de la femme en particulier. Toutes les guerres sont sales et les plus sales, parmi elles, sont celles qu’on appelle guerres saintes, les guerres religieuses ou les guerres au nom des religions, qu’importe la religion.
Il faut rappeler au monde intellectuel que les écrivains maghrébins et arabes chrétiens, depuis la moitié du Xème siècle, ont entamé avec amour et brio la modernisation de la littérature en langue arabe. Ils étaient les pionniers de la traduction dans le monde arabe. Ils ont traduit les perles des classiques universels. Qui parmi nous, de notre génération, n’a pas lu quelque chose, quelques textes de ces écrivains chrétiens arabes : Al Akhtal, Jorge Zaydan, Ilya Abu Madhi, Khalil Noayma, Edouard Kharrat, Georges Hade et Albert Khorany, etc … ? Une longue liste d’écrivains chrétiens arabes qui ont modernisé la langue arabe. Qui parmi nous, n’a pas écouté avec délectation les chansons de Feyrouz ou de Marcel Khalifa ? Voir les films de Youssef Chahine ou de Michel Khalifa, les pièces de théâtre des Rahabanis… et j’en passe.
Après la chasse aux citoyens chrétiens et la destruction du patrimoine chrétien, débutera la chasse aux livres. L’inquisition islamiste est à nos portes. Demain, nous nous réveillerons face à un paysage néfaste : la secte DAESH et ses alliés fêtent l’incinération des livres écrits ou traduits par les chrétiens arabes ou maghrébins : c’est haram. Ce qui se passe chez nous, autour de nous, menace la culture des lumières : la beauté, la vie, la liberté, la cité, la citoyenneté, la femme, l’amitié, l’amour, Moïse, Jésus et Mahomet. Ceci est le temps du choléra religieux. Pour dialoguer avec l’autre, il faut d’abord se connaitre totalement soi-même. La littérature, le roman en particulier, est la sœur jumelle de la liberté. Les littérateurs et les écrivains sont la tribu qui reflète le « vivre ensemble ». Sans le « vivre ensemble », il n’y a pas de « vivre avec soi », tout court. Vivre en harmonie avec soi, c’est vivre avec autrui en toute liberté, conscience et positivité. Nous ne connaissons pas, ou pas assez, l’histoire de cette littérature. Nous négligeons le rôle joué par les écrivains chrétiens, maghrébins et arabes. Ceci dit, nous négligeons une partie de nous-mêmes.
Nous ne connaissons pas nos écrivains juifs. Si nous ne connaissons pas nous-mêmes notre tribu d’écrivains juifs, nos écrivains chrétiens, comment peut-on connaître autrui sur l’autre rive, sur l’autre culture ? Qui parmi la nouvelle génération des lecteurs et des écrivains, cette nouvelle génération emportée par la voix du wahhabisme, a lu Albert Memi, Edmond Amrane Mellih ? En ces jours funestes, où les haines et les guerres sacrées, très sales, sont devenues la culture quotidienne banale dans le monde arabo-musulman. La littérature judéo-algérienne ou maghrébine est totalement bannie. Silence ! C’est un show miné. Si l’école judéo- algérienne et maghrébine de musique est considérablement connue par le large public et reconnue par les spécialistes, la littérature judéo-algérienne et maghrébine, quant à elle, demeure totalement méconnue ou tabou. Le monde de la culture artistique connait assez bien les génies de la musique et de la chanson judéo-algérienne, à l’image de Cheikh Raymond, Rebecca Loranez, Lily Abassi, Blanc Blanc, Selim Hallali, José De Souza, Lily Bonish, René Pérez, Maurice El Medioni… et j’en passe. Une école judéo-algérienne mémorable a marqué l’histoire de la musique algérienne jusqu’à nos jours.
De l’autre côté, la société littéraire et les gens du livre algériens ou maghrébins ne savent rien ou peu de choses des écrivains judéo-maghrébins à l’image de Elissa Raïes, de son vrai nom, Rosine Boumendil, qui est considérée comme la pionnière de la littérature judéo-algérienne. Elle est née en 1876 à Blida et décédée en 1940. Elle est la première écrivaine algérienne publiée et reconnue en France. Je rappelle quelques-uns de ses livres : le café Chantant, La Fille des Pachas, La Fille du Douar, Mariage de Hanifa Enfant de Palestine. Saadia Lévy, née à Oran en 1875 et décédée en 1951, fut l’une des proches de Guillaume Apollinaire. Jean Sénac, l’écrivain algérien a reconnu de ce qu’il doit à l’érudition de Saadia Lévy. Il a écrit quelques titres en collaboration avec Robert Hondo, chef du courant littéraire algérianiste. Parmi eux, un recueil de nouvelles, intitulé Onze Journées en Force. Jules Tordjman est né à Bechar en 1907 et décédé en 1990. Son génie poétique a été salué par Sédar Senghor et par Emanuel Roblès et d’autres écrivains. Mariem Ben, née Marilyne Ben Harim, née à Alger en 1928 et décédée en 2001. Elle fut romancière, poétesse, peintre et une voix anti colonialiste. Parmi ses livres, je peux citer Le Soleil Assassiné et d’autres. Hélène Cixous, née à Oran en 1937, est une grande figure littéraire, critique et philosophique. Il y a aussi d’autres écrivains comme Jacques Derrida et des philosophes qui ont donné une grande importance à la voix multiple, à la voix de l’autre culture algérienne. Je crois qu’une fois que les conditions seront réunies, on se réconciliera avec notre mémoire. À ce moment-là, les conditions d’un dialogue littéraire universel seront réunies.