Alain Sancerni · France

Une brève histoire de l’Autre

Le faux dialogue : à quoi peut ressembler un dialogue qui n’en serait pas un, sinon à un dialogue ? Il en aurait toutes les apparences, les inflexions, les surprises, les hésitations, les silences et les emballements, la sentimentalité jouée. Seulement, ce ne serait pas un dialogue, mais le fantôme mort d’un dialogue, une coquille (presque) vide, une illusion dont la fausseté passerait même inaperçue. On ne verrait pas la différence, qui ne résiderait pas dans ses formes mais dans une logique intime et imperceptible à l’oreille nue. Un dialogue de sourds, mais qui abriterait et dissimulerait certainement autre chose que le dialogue : car un faux dialogue doit bien servir à quelque chose.

Si j’en avais eu le temps ou la patience, j’aurais écrit un dialogue entre le vrai dialogue et le faux, un duel entre ces deux jumeaux comme entre le dragon rouge et le dragon blanc de Merlin l’Enchanteur, dont le combat furieux ébranle une tour en construction. Un combat entre l’algèbre et la géométrie, deux façons de comprendre le monde. Dans ce duel, le faux dialogue aurait nécessairement dû paraître plus vrai que le vrai pour se rendre crédible, et sa perfection même l’aurait finalement trahi.

Le dialogue a un trou noir, le silence, et un horizon, le vacarme. De l’un peut naître l’autre comme le Big Bang serait né d’un point sans dimension et peut y revenir. Le silence est bouderie ou mépris, le vacarme, la guerre. Ni le silence ni la guerre ne sont la poursuite du dialogue par d’autres voies, ils en sont l’horizon d’effondrement. Dans le silence comme dans la guerre, il y a le refus catégorique de l’Autre, sa négation et son anéantissement : ce ne sont pas de faux dialogues, mais ils nous disent au moins ce que le dialogue n’est pas, d’où le faux dialogue peut nous arriver, et ce qu’il peut cacher.

L’Autre

Le cœur secret du dialogue est bien là, dans l’Autre, qui en fait la vérité ou l’authenticité et en dessine la logique profonde. Ce qui fonde et légitime le dialogue, c’est la reconnaissance directe et toujours réciproque de l’Autre. Non pas l’imagination subjective, inquiétante et inquiète, de l’Autre, comme une identité étrange et la copie imparfaite de ce que je crois être, mais son objectivation qui le pose en face de moi dans son intégrité. S’il y a dialogue, ce n’est jamais que dans la présence physique, morale et culturelle de l’Autre, et s’il y a faux-dialogue, c’est quand l’Autre est absent ou n’est pas aperçu.

En se créant et en se nommant, l’humanité s’est faite langue – verbe si l’on veut – et s’est donnée la forme du langage, c’est-à-dire du dialogue. Elle s’est levée en se séparant de la Nature, en s’objectivant elle-même. Le dialogue, volontaire et conscient, s’est substitué à l’adaptation animale, instinctive et primitive, et la culture est apparue comme la norme de la présence de l’homme au monde et de la relation de l’homme avec l’homme. L’homme s’est posé, dressé sur ses pattes, comme l’Autre de la Nature. Cette altérité est son principe, sa condition, et la culture son miroitement. L’homme s’est construit et se construit sous le regard et par le regard de l’Autre et il s’évanouit si ce regard s’éteint. Le dialogue n’est pas un moment occasionnel, utilitaire ou privilégié parmi d’autres fonctions et d’autres occupations, il est une conversation en continu avec le monde, comme l’adaptation des animaux à leur milieu est une chimie permanente, immédiate et indifférenciée : on ne se baigne jamais deux fois dans la même culture (ou dans la même langue). Le dialogue ressemble une étoffe sans bords. Un feu qui ne doit pas être étouffé.

Les dominations qui traversent la vie et l’histoire de l’homme ont trop souvent figé la culture et les cultures en parcelles d’identités, qui ne sont que de petits territoires fossiles du dialogue. Les identités ne connaissent pas l’Autre. Elles n’ont ni bouche ni oreilles : ce ne sont que des idoles plaquées du dehors par des dominations dont elles ont perdu la mémoire et qui enferment les sujets dans les grimaces de l’aliénation. L’identité, c’est un état de guerre. Une fois dedans, comme la tunique de Nessus, elles te collent à la peau.

Aux échecs, un Maître peut sacrifier l’une de ses pièces s’il sait ou juge que son « adversaire », ou plutôt son partenaire, lui est sensiblement inférieur. Il le fait sans offense et sans mépris, sans vacarme et sans vanité. Le jeu d’échecs a conservé cette noblesse symbolique : ce n’est pas abaisser l’Autre que de lui sacrifier un pion ou une Reine, c’est au contraire l’élever à sa propre égalité d’Autre à part entière, et lui permettre d’exalter ses qualités et sa personnalité sans le handicap d’une moindre expérience. Le Maitre confère à l’Autre sa pleine altérité, comme, dans une négociation ou une guerre, le riche ou le puissant sacrifierait une part de sa richesse ou de ses armes au plus pauvre ou au plus faible pour ne pas lui imposer ses valeurs, son point de vue et ses intérêts. La partie n’est pas jouée d’avance, car ce qui se joue n’est que le jeu et non la fin du jeu.

Le faux dialogue, puisqu’il s’agit de cela, prend l’apparence du dialogue et de son humanité comme une monstruosité prendrait celle de l’homme dans l’intention de le séduire, de le tromper ou de l’endormir, forcément de façon malveillante et intéressée. Le vrai dialogue peut être naïf, pas le faux. L’esclavage, par exemple, manifeste un rapport violent de force sans dialogue, puisqu’il nie la possibilité de l’Autre : mais un dialogue et des négociations l’ont toujours préparé, un dialogue faux, habité d’intention, de calcul et de justification.

Les ethnologues hollandais et français avaient pour mission, au 19ème siècle, d’étudier les populations colonisées pour les comprendre : pour les comprendre mais aussi pour les pacifier et prévenir leurs révoltes par d’autres moyens que par les armes. Par le dialogue des cultures (on dirait aujourd’hui interculturel). Faux dialogue à l’évidence, car il cachait une « intention » qui lui était étrangère, une sorte de missile caché. Toute cette ethnologie coloniale bouclait les peuples – lobotomisés vivants de leur altérité – dans des identités, des photographies immobiles où les âmes, les caractères, les destins et même les croyances étaient fichées par la puissance dominante dans sa propre subjectivité.

Certaines entreprises utilisent aujourd’hui des psychologues un peu comme ces ethnologues d’autrefois, pour diluer l’esprit de grève ou de contestation parmi leurs employés. Par le dialogue bien sûr, le dialogue « social ». Le psychologue est un homme de dialogue, mais de faux dialogue. Il invente et anticipe malgré eux, sans eux, contre eux l’identité de ses sujets et les y noie comme de petits chats.

Quand le dialogue est animé par un principe de supériorité qui, comme à la guerre, suppose la négation de l’Autre ou sa sujétion étalée dans le temps, il y a problème d’authenticité. Le vrai dialogue ne vise pas de résultats. L’Autre et l’Autre, qui s’y retrouvent et qui y sont ensemble sans se mesurer, ne cherchent pas à y avoir raison, ni raison de l’Autre. L’homme est son propre dialogue et s’ajuste en ligne à son milieu, comme l’animal dans la nature est son propre mimétisme sans l’intention de se cacher. Une conférence montée pour dialoguer et résoudre une crise est un échec du dialogue, une fumisterie s’il ne s’agit que d’une cérémonie occasionnelle et opportuniste, sans avant ni après, contradictoire avec le moment de l’histoire où elle se tient. Le dialogue ne se réduit pas à un espace cloisonné sur une durée cloisonnée, où des hommes-troncs débattent de solutions téléguidées dans une version feutrée de la guerre. Chacun des camps tient à choisir son terrain, chez soi, pour dévitaliser l’Autre et l’avaler dans sa propre subjectivité. On y parle davantage de « rounds » que de rencontres.

Quand l’homme s’est extirpé de la nature, il s’est fait Autre et objet de langage. Le dialogue est le bruit de fond de l’humanité, la fréquence originelle de son altérité. Peinture, poésie, musique : l’art vient de loin. Il revient à l’artiste de maintenir comme un mur d’eau, en permanence, cette altérité radicale où l’homme prend sa source, et de la cultiver parmi les hommes. L’artiste se constitue non plus dans sa rupture avec la nature, mais dans sa rupture secondaire avec la société, avec la culture et ses identités crispées. Il se retourne, ou même se révolte, contre les habitudes, les mœurs, les signes ordinaires de son milieu et tous les conformismes qui oublient la fondation de l’homme. Il se fait étranger, crée des formes nouvelles, des musiques inaudibles, des peintures illisibles, des textes qui déroutent, et que le temps seul et des habitudes renouvelées ramèneront au sens commun, c’est-à-dire à la culture. Cela n’est pas une violence, c’est un rôle nécessaire pour que ne meure pas l’Autre avec le dialogue où l’homme est suspendu tout entier, et dont l’artiste, parmi d’autres, est un gardien, un jardinier, ou le simple facteur.

« Je est un Autre », suggère Arthur Rimbaud.

On a trop cru que le poète, un vrai révolté, voulait ainsi perdre conscience dans les drogues, les excès, l’expérience des limites, sa défiguration sauvage et méthodique. Or il explique bien, dans la lettre dite du « Voyant », qu’il s’agit pour le Poète non de se perdre, mais de se trouver, c’est-à-dire de s’objectiver comme Autre, en délaissant résolument toute poésie subjective. Humain trop humain, le Poète est Autre car l’homme est Autre, mais l’oublierait sans lui dans des identités fantasmées et fatales qui nourrissent ses guerres, ses dominations et ses faux dialogues.

L’exigence de la littérature, celle de l’art en général, la consacre dialogue par excellence. La littérature, en soi, est dialogue. Toujours les auteurs, qui augmentent les œuvres des autres, ont dialogué entre eux par textes interposés, dans l’espace et dans le temps. On appelle cela plagiat aujourd’hui parce que nous osons moins l’altérité, mais il nous reste au moins l’intertextualité. Marcel Proust cherche douloureusement à devenir écrivain et se demande longtemps comment faire, jusqu’à ce qu’il découvre la clef de son altérité, qui lui permet de se séparer de lui-même et de se regarder faire, dans l’objectivité de sa création et de sa créature. C’était donc cet Autre qui gigotait pour s’envoler ? Adieu l’identité et la biographie de l’écrivain. Avec le monde, avec les hommes, avec les sociétés, les idées et l’histoire, la littérature tisse un dialogue ininterrompu. Quand un homme ouvre un réfrigérateur dans un roman, c’est ce que je fais moi-même tous les jours, et pourtant je lis le roman qui me passionne et sans doute me trouble : sa vérité, son énigme et sa force sont dans ce décalage entre mon identité quotidienne et distraite et l’altérité, l’humanité, que le roman porte dans la scène qu’il décrit et dont il vient me rafraîchir. Le dialogue littéraire est un « faux » dialogue, une forme conventionnelle choisie par l’auteur : il est pourtant plus vrai que nature, comme un portrait peint par un artiste est plus vrai que son modèle. Tel est le paradoxe de l’altérité créatrice.

Je résume.

Vrai dialogue, faux dialogue. L’autre ne va pas sans l’un.

Le faux dialogue est armé. Il est un camouflage, une couverture comme on dit, fait pour la guerre, pour que les uns gagnent et que les autres perdent. Une intentionnalité, c’est-à-dire un corps étranger, l’anime, comme un ver qui gâte la pomme : cela peut être un intérêt ou un simple message, une arrière-pensée évangélique ou idéologique. De la propagande parfois qu’une littérature mal comprise se prend à colporter. L’Autre, dans tous ces cas-là, n’est déjà plus un Autre, il est ma proie que j’enveloppe d’une vapeur d’identités hypnotiques.

Le faux dialogue est un cercle fermé, une bataille rangée qui a un début, un engagement et une fin : le vrai dialogue est ouvert, neutre et aveugle, il n’émet aucun message et reste inachevé. Il relève d’une position, en même temps que d’une disposition, davantage que d’une forme. Tu ne le sens même pas. L’incertitude, peut-être même le doute, est sa signature. Il met l’autre avec l’autre dans leur seule présence, leur humanité et leur langage. L’altérité, je l’ai dit, est l’essence de l’homme : elle est son centre, sans qualité ni pesanteur, comme le centre sans dimension de la roue, et qui la fait tourner pourtant. Si je file l’image, je peux imaginer que la roue figure l’apparence bariolée de l’homme, sa culture, sa langue. Le faux dialogue alors serait une roue privée de centre, où la culture ne produirait que de l’identité – un mirage.

Gauguin – 1888 :

« L’art est une abstraction, tirez là de la nature en rêvant devant, et pensez plus à la création qu’au résultat ».